Crise en Ukraine: Quel impact sur les flux migratoires vers la Pologne?


Par Romain SU*
Le 11/05/2015, regard-est

Europe ou Russie? En Ukraine, certains ont exprimé leur choix par les urnes, d'autres (parfois les mêmes) le font avec leurs pieds. L'insécurité en Crimée et dans le Donbass mais plus encore l'effondrement économique général poussent de nombreux Ukrainiens à émigrer. Si la Russie reste leur principale destination, ceux qui rêvent d'Europe la trouvent notamment en Pologne.

 

Tout conflit armé tend à générer des déplacements de populations et la guerre en Ukraine ne fait pas exception à la règle. Bien que la situation soit moins dramatique que dans d'autres pays du voisinage de l'UE, au premier chef la Syrie, l'ampleur du phénomène est suffisamment importante pour que l'on y prête attention. Au 3 avril 2015, selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), l'Ukraine comptait 1,2 million de personnes déplacées internes pour une population totale de 45 millions d'habitants (recensement de 2012).

L'agence de l'ONU ajoute que le nombre réel de déplacés est sans doute supérieur car tous ne s'enregistrent pas auprès des pouvoirs publics. Dans un pays où la confiance en l'État est faible, certains redoutent en effet que les républiques populaires autoproclamées soient mises au courant de leur fuite et saisissent leurs biens ou persécutent leurs proches demeurés dans les régions non contrôlées par le gouvernement de Kiev, tandis que d'autres cherchent à éviter la mobilisation.

Aux déplacés internes s'ajoutent ceux qui quittent le pays. Toujours d'après le HCR, plus de 600.000 ressortissants ukrainiens auraient ainsi trouvé refuge en Russie, où leurs concitoyens étaient déjà très nombreux avant la crise en raison des meilleurs salaires, de la proximité linguistique, des facilités administratives et des liaisons ferroviaires historiques. Les autorités et la population russes font de leur côté généralement preuve d'ouverture à l'égard des réfugiés ou des travailleurs en provenance d'Ukraine car outre la «solidarité slave», le déclin démographique de la Russie rend utile cet afflux de main-d'œuvre considéré comme plus facilement assimilable que les migrants du Caucase ou d'Asie centrale. Les nouveaux arrivants sont souvent orientés vers des régions périphériques comme autour de Perm ou Vladivostok.

Du côté de l'UE, l'«analyse des risques» la plus récente publiée par l'agence de surveillance des frontières extérieures Frontex fait apparaître que, lors du dernier trimestre 2014, les Ukrainiens étaient à peine plus de 5.000 (2,8% du total) à avoir déposé une demande d'asile dans un État membre, loin derrière les Syriens, les Kosovars et les Afghans[1]. Il faut cependant noter qu'en tendance, leur nombre a été multiplié par 25 par rapport à la fin de l'année 2013, lorsqu'ont commencé les manifestations de l'Euromaïdan. Ces demandes ont néanmoins peu de chances d'aboutir puisque la protection internationale n'est en règle générale accordée que si les personnes menacées de persécution ne peuvent pas trouver refuge dans d'autres régions de leur pays d'origine. Or, en Ukraine, les territoires autres que la Crimée et la partie occupée du Donbass demeurent relativement sûrs.

En termes d'entrées illégales sur le territoire de l'UE, les Ukrainiens ne figurent pas dans le classement des dix nationalités les plus représentées. En revanche, ils arrivent en tête dans celui des refus d'entrée (4.578, en hausse de 11% par rapport au quatrième semestre 2013) et ont été plus de 5.400 à avoir été arrêtés en situation irrégulière (+63% par rapport au quatrième semestre 2013). Ces éléments laissent supposer que les Ukrainiens entrent la plupart du temps de manière légale sur le territoire de l'Union.

De fait, les dernières statistiques consolidées disponibles au niveau européen révèlent que l'UE-28 comptait en 2012 un million de résidents ukrainiens, dont 227.000 en Pologne –en tête du classement–, 201.830 en Italie et 153.393 en Allemagne[2]. L'attrait de la Pologne pour les migrants ukrainiens ne se dément pas puisque, selon le HCR, elle a accueilli depuis le début de la crise le plus grand nombre de ressortissants ukrainiens (46.000, dont seulement 3.000 demandeurs d'asile). Outre la tendance des flux migratoires à suivre des chemins déjà balisés, on peut expliquer cette préférence par la facilité d'apprentissage de la langue polonaise et l'existence de liens interpersonnels résultant d'une histoire pour partie commune. Les régions occidentales de l'Ukraine actuelle ont longtemps appartenu à la Pologne et certains de leurs habitants sont donc issus de familles mixtes

Une Pologne accueillante à l'égard des immigrants ukrainiens

À cela s'ajoute, comme dans le cas russe, une politique migratoire relativement ouverte caractérisée par:
-une politique des visas généreuse (833.000 documents délivrés en 2014, soit une augmentation de 16% par rapport à 2013, avec seulement 2,6% de demandes rejetées);
-un régime de petit trafic frontalier avec l'Ukraine occidentale qui permet à ses habitants de se rendre régulièrement dans la région voisine en Pologne, par exemple pour faire des courses, avec un titre de voyage à prix réduit et à entrées multiples;
-la possibilité d'occuper un emploi sans permis de travail, sur la base d'une simple promesse d'embauche, pour une période maximale de 6 mois par an;
-un programme de bourses étudiantes «Erasmus polonais pour l'Ukraine» ouvert à 500 bénéficiaires en 2015;
-un instrument spécial, la «Carte du Polonais» (Karta Polaka), qui donne le droit aux Ukrainiens d'origine polonaise de séjourner, de travailler ou d'étudier en Pologne avec un régime préférentiel.

La Pologne, elle aussi confrontée à des difficultés démographiques, voit dans la main-d'œuvre ukrainienne un utile supplétif, en particulier dans des secteurs en manque de bras comme le bâtiment, l'agriculture et les services domestiques. Même qualifiés, en l'absence d'harmonisation et de reconnaissance mutuelle des diplômes, les ressortissants ukrainiens peuvent difficilement prétendre en Pologne à des emplois mieux rémunérés mais n'en reçoivent pas moins des salaires plusieurs fois supérieurs à la moyenne en Ukraine. L'attractivité de la Pologne comme lieu d'études et d'emploi est d'autant plus forte que l'économie ukrainienne a enregistré en 2014 une récession de 6,3%, un taux d'inflation de 25% et une baisse de valeur des deux tiers de la monnaie nationale, la hryvnia.

Une fois en Pologne, les Ukrainiens cherchent plus souvent que dans le passé à prolonger leur séjour. Selon l'Office des étrangers, les demandes de permis de résidence pour une durée supérieure à trois mois ont doublé entre 2013 et 2014 pour dépasser les 25.000. Le nombre d'autorisations délivrées est passé quant à lui de 9.595 à 17.108 sur la même période, soit une hausse de 78% essentiellement tirée par les catégories «travail» et «études». La quantité de permis attribués pour raisons familiales a, de son côté, à peine augmenté.

Bien que le travail demeure dans la moitié des cas le principal motif de présence déclaré des Ukrainiens en Pologne, les effectifs des étudiants, qui s'élevaient à environ 6.000 pour l'année universitaire 2011-2012, ont atteint 15.000 en 2013-2014. Le ministère polonais de la Science et l'Enseignement supérieur est fier d'ajouter que parmi eux, 4.000 ont reçu une aide sous forme de bourse ou d'exonération des frais d'inscription. Cette augmentation rapide, qui prend de vitesse la hausse générale du nombre d'étudiants étrangers en Pologne toutes nationalités confondues, conforte la première place des Ukrainiens au classement des communautés étudiantes étrangères (42% du total).

Des flux essentiellement constitués de travailleurs et d'étudiants

Pour les établissements d'enseignement supérieur confrontés à des cohortes chaque année de plus en plus réduites en raison des évolutions démographiques, l'arrivée des Ukrainiens constitue une bulle d'oxygène puisque les dotations et le maintien de filières dépendent en grande partie du nombre d'inscrits. Les étudiants ukrainiens trouvent pour leur part en Pologne des contenus et des méthodes d'enseignement plus modernes, de meilleures infrastructures et un système d'examen qui ne dépend pas des dessous-de-table versés aux professeurs.

La population polonaise est-elle convaincue des avantages que présente cette immigration? L'étude la plus complète sur les perceptions réciproques entre Polonais et Ukrainiens a été conduite pendant l'été 2013[3] et ne permet donc pas de mesurer si l'Euromaïdan ou la forte hausse des flux migratoires enregistrée depuis un an ont modifié dans un sens ou un autre l'opinion publique. Les Polonais interrogés alors étaient en tout cas très majoritaires à considérer le travail des Ukrainiens en Pologne comme ayant un impact global neutre ou positif pour l'économie polonaise contre seulement 8% à y voir plus d'inconvénients que d'avantages.

Les Polonais et les Ukrainiens qui ont participé à l'enquête (sélection aléatoire) ont également fait preuve d'ouverture à l'idée d'avoir un voisin, un ami ou un membre de la famille de l'autre nationalité. La proximité linguistique, le passé commun mais aussi la sympathie des Polonais pour la Révolution orange de 2005 ainsi que la reconnaissance des Ukrainiens pour l'engagement de la Pologne en faveur de Kiev[4] figurent parmi les principaux éléments d'explication de cette tolérance mutuelle.

En dépit de l'augmentation parfois spectaculaire des statistiques d'immigration en provenance d'Ukraine –une tendance déjà confirmée pour le premier trimestre 2015–, les volumes restent infimes à l'échelle de la population polonaise. Le phénomène ne pose donc pas problème, ni en termes de politiques publiques, ni pour l'opinion. Toutefois, l'absence de perspective d'amélioration de la situation économique en Ukraine peut faire craindre une explosion incontrôlée des flux entrants non seulement vers la Pologne, mais aussi d'autres destinations où les Ukrainiens sont nombreux à travailler comme l'Allemagne, l'Italie et la République tchèque.

La croissance des chiffres masque enfin un changement qualitatif dans l'attitude des migrants ukrainiens. Alors qu'ils suivaient jusqu'à maintenant par-dessus tout une logique de migration circulaire, avec des retours réguliers au pays d'origine et d'importants transferts financiers (les remittances) servant notamment à rénover les logements, les candidats au départ de l'après-Euromaïdan envisagent de plus en plus sérieusement une rupture définitive avec l'Ukraine. Cette nouvelle émigration massive ne lui enlèvera donc pas seulement ses éléments les plus capables et les plus dynamiques mais pourrait par ailleurs cesser d'alimenter une source traditionnelle et significative de devises et d'investissements. Une évolution qui plus encore que la guerre pourrait réduire à néant ses aspirations européennes.

Notes:
[1] Frontex, FRAN Quaterly. Quarter 4 – October-December 2014, avril 2015. [2] Migration Policy Centre, Migration Profile: Ukraine, juin 2013.
Cf. www.migrationpolicycentre.eu/
[3] Joanna Fomina, Joanna Konieczna-Sałamatin, Jacek Kucharczyk, Łukasz Wenerski, Polska-Ukraina, Polacy-Ukraińcy. Spojrzenie przez granicȩ, Instytut Spraw Publicznych, Varsovie, 2013.
[4] Edyta Skóra, «La Pologne, avocat des intérêts ukrainiens», Regard sur l'Est, 17 mars 2014.

*Rédacteur en chef du Courrier de Pologne, actuellement volontaire européen à Soumy en Ukraine.

Vignette: La ville de Przemyśl sur le San, à la frontière avec l'Ukraine (domaine public)