Russie et "Étranger proche": retour sur une année dramatique
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, le 18 novembre 2014, diplowebÉcrivain et russophone, Laurent Chamontin est auteur de L’empire sans limites – Pouvoir et société dans le monde russe (préface d’Isabelle Facon, Éditions de l’Aube, 2014). Né en 1964, il est diplômé de l’Ecole Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe.
Géopolitique et carte de la Russie. Le refus de l’accord d’association avec l’UE par V. Yanoukovitch le 21 novembre 2013 donnait le signal d’une crise diplomatique majeure avec la Russie. C’est aujourd’hui l’occasion pour Laurent Chamontin, auteur de L’empire sans limites. Pouvoir et société dans le monde russe (éd. de l’Aube), de revenir sur la situation particulière des pays de « l’Étranger proche ». Ceux-ci, devenus indépendants il y a presque un quart de siècle, doivent toujours compter avec un voisin russe incontournable et resté fort jaloux de sa prérogative impériale. Cependant, une lecture purement géopolitique de la crise ukrainienne ne suffit pas à rendre compte de cet épisode extrême : c’est aussi d’une crise de modernisation qu’il s’agit, qui pourrait bien opposer durablement une Russie conservatrice et une Ukraine révolutionnaire.
Avec une carte inédite réalisée par Charlotte Bezamat-Mantes, La Russie et son "Etranger proche".
CONSIDERONS successivement les Etats de « l’Etranger proche et leur grand voisin » (I), l’autre face du conflit : la question de la modernisation (II), enfin une crise à l’issue incertaine qui s’annonce durable (III).
I) Les Etats de « l’Etranger proche et leur grand voisin »
LA CRISE ukrainienne repose crûment la question de la marge de manœuvre dont disposent les pays de « l’Étranger proche », cette zone tampon qui, selon le dictionnaire russe de référence [1], se compose de l’ensemble des quatorze anciennes républiques soviétiques non russes.
A) « L’Étranger proche » : propagande impériale ou réalité stratégique ?
C’est à un objet étrange et fondamental que nous avons affaire avec ce discret oxymore : une trouvaille sémantique qui renvoie à un passé commun, et en même temps à la nostalgie du temps où la Russie était le centre d’un empire qui n’avait pas encore éclaté. Que le terme devienne proverbial au début des années 1990 dans la bouche du ministre russe des affaires étrangères n’est évidemment pas un hasard [2], alors que les forces centrifuges identifiées par H. Carrère d’Encausse en 1978 [3] finissent d’achever l’URSS.
Du fait de cet éclatement, il ne faut pas attendre de la notion d’Étranger proche qu’elle dise grand-chose de chacun des pays auxquels elle fait référence : que l’on considère la démographie, le niveau de développement économique ou la culture politique [4], c’est la disparité qui domine, des pays baltes à l’Asie centrale en passant par le Caucase, l’Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie.
Si l’on ajoute à cela la diversité des situations géopolitiques (influence chinoise à l’est, européenne à l’ouest, turque et iranienne au sud, et aussi, dans ce dernier cas, la pénétration islamiste [5]), on peut être tenté de se poser des questions sur l’intérêt qu’il y a à conserver cette expression dans le vocabulaire des relations internationales… au risque de méconnaître qu’elle a effectivement un sens du point de vue russe .
Il faut d’abord noter à cet égard que la disparition de l’URSS n’empêche nullement la persistance d’un espace relativement intégré qui s’enracine à la fois dans la géographie et dans l’histoire. Y contribuent le statut de lingua franca conservé par le russe et la présence de minorités russes dans toutes les républiques, mais aussi la rémanence du modèle politique russe, caractérisé par un État qui ne se reconnaît pas de responsabilités vis-à-vis de la société dont il émane, avec ce que cela entraîne : corruption, inefficacité, captation des ressources par des oligarques…
Y contribue également l’intégration économique de l’ancien espace soviétique, que ce soit par le biais des flux migratoires vers une Russie relativement riche par rapport à ses voisins, ou par celui des échanges de biens via des circuits et des infrastructures communes qui n’ont pas disparu, loin s’en faut.
La source de la crise actuelle n’est donc pas tant un supposé déterminisme géographique que la difficulté qu’il y a à dépasser les antagonismes et à établir avec le Kremlin une relation de confiance dans l’Étranger proche.
Il faut enfin mentionner – par exemple dans le cas des gazoducs biélorusses et ukrainiens – le rôle crucial des anciennes républiques dans le transit des exportations russes, inséparable d’une configuration géographique qui fait de la Russie une puissance continentale excentrée.
À l’issue de ce rapide survol, nous pouvons nous faire une meilleure idée de ce qui confère son unité à l’Étranger proche : celui-ci apparaît comme la zone d’intérêts vitaux par excellence de la Russie, une zone dont la cohésion paradoxale est matérialisée par les multiples points d’appui que le Kremlin entretient loin de ses frontières, du Kirghizstan et du Tadjikistan à Kaliningrad, en passant par l’Arménie et bien sûr la Crimée et la Transnistrie.
Il importe à ce point de souligner que « zone d’intérêts vitaux » et « zone d’influence exclusive » sont deux concepts tout à fait différents : en pratique, comme nous l’avons déjà relevé, les influences russes sont loin d’être seules à s’exercer dans l’Étranger proche – c’est une autre manière de dire que l’URSS a disparu.
De ce fait, si l’État russe, structuré à partir d’un centre isolé se projetant dans toutes les directions, connait un problème très spécifique de contrôle de ses débouchés, il ne s’ensuit pas par exemple que le transit par les gazoducs ukrainiens doive nécessairement se traduire par l’assujettissement de l’Ukraine.
La source de la crise actuelle n’est donc pas tant un supposé déterminisme géographique que la difficulté qu’il y a à dépasser les antagonismes et à établir avec le Kremlin une relation de confiance dans l’Étranger proche. En contrepoint, l’accord signé en 1863 par la Belgique et les Pays-Bas pour assurer l’accès au port d’Anvers à partir de la mer du Nord, accès qui suppose de transiter par les eaux territoriales néerlandaises, paraît bien relever d’une autre sphère culturelle.
B) Russie et États de l’Étranger proche : une asymétrie structurelle
Il est commode pour explorer les facteurs qui entretiennent la défiance entre la Russie et ses voisins de commencer par un thème très riche, celui de la différence de taille et de statut entre celle-ci et ses voisins.
Il y a ici une asymétrie qui est pour partie inévitable, en premier lieu sur le plan stratégique : cohabitent d’un côté un pays-continent nucléarisé, pour qui l’option du repli sur soi reste toujours plus ou moins viable, et de l’autre des États qui, eux, ne peuvent ignorer leur puissant voisin ; c’est l’une des hypothèques qui pèse par exemple sur l’Union Économique Eurasiatique, dans laquelle l’égalité du Kazakhstan et de la Biélorussie avec leur partenaire russe peut difficilement être autre que formelle, tant le poids de cette dernière est écrasant, surtout si on pense que la géographie l’interpose fatalement entre les autres membres.
Une passion bien russe pour le rang, qui conduit à évaluer en permanence « lequel est le plus fort ».
Cet état de fait complique d’autant plus l’instauration de la confiance que la Russie est actuellement en plein traumatisme post-impérial. Le recul de celle-ci en termes de puissance relative au XXIe siècle, à l’issue de l’effondrement extrêmement brutal de l’URSS, ne la prédispose pas, c’est le moins qu’on puisse dire, à accorder spontanément sa considération à des États jeunes de taille plus restreinte que la sienne, d’autant que ceux-ci ont joué un rôle déterminant dans le processus d’éclatement de l’Empire. C’est le cas en particulier de l’Ukraine, qui pour ne rien arranger se trouve en compétition avec son voisin pour l’héritage symbolique de la Rus’ de Kiev.
Cette conjoncture amère s’ajoute d’ailleurs à une passion bien russe pour le rang, qui conduit à évaluer en permanence « lequel est le plus fort », à l’opposé du concept anglo-saxon de transaction « qui suppose une égalité sommaire entre les parties » [6]. Et, à ce jeu-là, la perception des diplomates du Kremlin est sans doute influencée par une vision essentiellement militaire de la puissance : dans un État qui s’affirme beaucoup plus par sa force brute que par sa capacité à penser le développement de la société, il pourrait difficilement en être autrement. En d’autres termes, même sans le contexte traumatique évoqué plus haut, la reconnaissance réelle des petits pays pose dans le cas russe une difficulté particulière [7] ; Staline, parlant du Vatican, disait déjà « Le Pape, combien de divisions ? » – un exemple qui illustre combien cette tendance peut pousser à la myopie, si l’on pense au rôle de l’Église en Pologne dans les années 1980.
- Carte. La Russie et son "Etranger proche"
- Carte et légende conçues par L. Chamontin, P. Verluise, C. Bezamat-Mantes. Réalisation C. Bezamat-Mantes. PDF en pied de page
II) L’autre face du conflit : la question de la modernisation
A) Le rôle essentiel des blocages de la société russe
Du côté de Moscou, cette disproportion en matière de taille et de statut se complique d’une imprévisibilité indissociable du caractère même de l’État : celui-ci, en effet, surplombe traditionnellement la société dont il émane et ne se reconnaît que difficilement des obligations vis-à-vis d’elle. Qu’une organisation de mères de soldats demandant des comptes sur la présence de combattants russes en Ukraine ait pu être classée « agent de l’étranger » par le Kremlin [8] en fournit un exemple qui est loin d’être isolé.
Autre illustration de la faiblesse des contrepoids démocratiques : le véritable lavage de cerveau infligé aux spectateurs des grandes chaînes de télévision russes au sujet de l’Ukraine, que l’on peut sans exagération comparer à la propagande du temps de la Guerre de Corée, avec toutefois le style plus contemporain de la télé-poubelle. Le délire sur les « fascistes », à mettre en regard de la déroute de l’extrême droite aux élections présidentielles ukrainiennes, est rendu possible par un fonctionnement en vase clos typique de la société russe [9] : l’isolement géographique vis-à-vis du reste du monde est pour le pouvoir un auxiliaire précieux dans son effort pour imposer sa vérité aux dépens de toute autre – et au mépris des faits.
L’action de Moscou en Crimée et en Ukraine a fonctionné « comme un mécanisme compensateur.
Il faut s’arrêter un peu plus sur cette volonté féroce de ne pas se laisser voler la vedette par la révolution ukrainienne ; celle-ci ne peut en fait se comprendre sans tenir compte du caractère profondément ambivalent de la population russe vis-à-vis de ses dirigeants, comme l’explique l’un des plus grands sociologues moscovites [10] : « La montée actuelle du patriotisme (…) ne peut s’expliquer sans la sensation très massive d’humiliation, de dépendance vis-à-vis des autorités, sans le sentiment permanent de discrimination, d’écrasement, d’arbitraire, d’impuissance et de haine vis-à-vis du pouvoir, d’irrespect et de haine. » L’action de Moscou en Crimée et en Ukraine a fonctionné « comme un mécanisme compensateur. Enfin le pouvoir agissait aux yeux de cette majorité comme il devait, pas moralement, mais comme il faut, ‘en défendant les nôtres’. (…) Mais il n’est pas possible de construire un système de gouvernement durable sur cette base. Aux premiers signes de crise il commencera assez vite à se déliter. »
On ne saurait mieux mettre en évidence les ressorts internes qui alimentent la fuite en avant du Kremlin, menacé par la faiblesse de sa légitimité fonctionnelle vis-à-vis d’une population à laquelle il peine à garantir « la santé, l’éducation, la gestion des infrastructures, l’ordre public [11] ». Avec l’annexion de la Crimée, c’est – si l’on peut dire – une forme de victoire morale que le pouvoir met en scène, qui permet d’enrayer l’érosion de la cote de popularité de V. Poutine, mise à mal par une stagnation économique qui se prolonge depuis la crise de 2008 [12]. Que le droit international fasse les frais de l’opération n’est pas perçu comme un problème, tant dans une société où les garanties juridiques ne signifient pas grand-chose, ce type de transgression fait partie des prérogatives des puissants.
B) Une crise qui ne survient pas par hasard sur la façade occidentale de la Russie
Du côté des États échappés à l’orbite de la Russie, ce voisin énorme et imprévisible suscite une méfiance inévitable, perceptible jusque dans les réactions des dirigeants du Kazakhstan ou de la Biélorussie, peu suspects de sentiments pro-occidentaux mais néanmoins réservés vis-à-vis des agissements russes en Crimée et dans le Donbass, autant que leur position le leur permet [13]. Cette méfiance vient d’ailleurs de recevoir un nouvel aliment avec l’instrumentalisation des minorités russes héritées de l’Empire à laquelle le Kremlin n’hésite plus à recourir.
La société russe poutinienne, alliage d’autoritarisme, de corruption et de stagnation économique, en regard duquel l’Occident fait toujours aujourd’hui figure d’Eldorado.
Cependant, au delà de cette constatation, les positions des pays de l’Étranger proche sont comme nous l’avons déjà relevé extrêmement variées : il y a les pays baltes, protégés par leur appartenance à l’OTAN ; l’Asie centrale et l’Azerbaïdjan, où les régimes autoritaires prédominent, où la Russie doit faire preuve de prudence face à un partenaire chinois en position de force ; et il y a enfin une façade occidentale, avec des pays n’appartenant pas à l’OTAN, exposés cependant aux influences de l’Ouest.
Que les crises récentes surviennent dans cette dernière zone n’est assurément pas un hasard : au-delà des causes conjoncturelles et des menées américaines destinées à contester l’influence du Kremlin, l’antagonisme russe avec la Géorgie et l’Ukraine met en cause des populations qui, grâce à leur relative proximité avec l’Europe, sont à même de distinguer, derrière l’intention hégémonique bien visible dans le cas russe, le caractère répulsif du modèle de société, alliage d’autoritarisme, de corruption et de stagnation économique, en regard duquel l’Occident fait toujours aujourd’hui figure d’Eldorado.
En dernier ressort, c’est à n’en pas douter cette contestation de la Russie en tant que modèle qui est à l’origine de la crise ukrainienne : les images du « retour de la Crimée dans le giron de la Patrie » ou d’un « mouvement pro-russe du Donbass » fortement suscité par Moscou ont pour fonction essentielle de masquer au public russe ce que l’éviction de V. Yanoukovitch ou les infortunes de députés véreux jetés dans des bacs à ordures pourraient fort bien lui rappeler : qu’en Russie, autant qu’en Ukraine, la légitimité fonctionnelle des pouvoirs en place est des plus douteuses.
Avec la fin de la Guerre froide et l’entrée des pays d’Europe centrale dans l’UE et l’OTAN, le Kremlin a perdu le premier glacis de cette « frontière épaisse [14] » qui le séparait de l’Ouest et de ses influences déstabilisatrices ; presque un quart de siècle après, avec l’Ukraine, c’est le second qui vacille, ce qui met l’État dans une véritable impasse : on voit mal comment celui-ci, qui éprouve les pires difficultés à fédérer la société russe autour d’une vision d’avenir, pourrait en proposer une à ses voisins… d’où une fuite en avant dans les certitudes rassurantes de la force armée, qui contribue à consolider à son encontre la cristallisation de l’identité ukrainienne.
III) Une crise à l’issue incertaine qui s’annonce durable
A) Russie : pas de retour en arrière, malgré les risques
Au total, le régime de V. Poutine semble pouvoir se reposer sur une certaine promesse de longévité, tant il bénéficie d’un réel soutien dans une population pour qui « démocratie » est surtout synonyme de « désordre ». On peut raisonnablement supputer que ce conservatisme foncier va perdurer tant que les générations qui ont connu à l’âge adulte l’URSS et le chaos des années 1990 resteront aux commandes, ce qui nous amène vers 2025, avant une éventuelle remise en cause.
Cependant, les fragilités mises en évidence ci-dessus pourraient devenir critiques, surtout si la crise économique s’approfondit. De ce point de vue, avoir sacrifié au bras de fer avec l’Ouest les quelques tentatives en cours de constitution d’un « soft power » russe a bien sûr un effet absolument négatif, que mesurent la chute du rouble comme la fuite des cerveaux et des capitaux. Il est difficile de prévoir ce qui pourrait arriver si l’économie russe, exposée à ces phénomènes ainsi qu’aux sanctions occidentales, ne permettait plus au pouvoir de garantir un niveau de vie minimum à la population ; il est cependant probable qu’encore une fois l’exportation du chaos l’emporterait sur les remises en cause internes.
B) L’Ukraine est en situation difficile et n’a pas le droit à l’erreur
Le fait d’avoir tourné le dos à la Russie fait-il de l’Ukraine un pays occidental ?
Du côté ukrainien, il faut insister sur l’affirmation incontestable de l’identité nationale, dans la continuité de la déclaration d’indépendance de 1991 et de la révolution orange. Il faut noter également la consistance du mouvement révolutionnaire, mesurée par deux fois lors des élections présidentielles et législatives, sans toutefois oublier d’en pointer les incertitudes. Celles-ci sont décelables en particulier dans la faiblesse, peu relevée, des taux de participation à ces scrutins ; qu’il faille compter avec plus de 40 % de citoyens sceptiques ou passifs dans un contexte aussi dramatique dit assez que là aussi, l’État doit partir à la recherche d’une légitimité jusqu’à présent bien problématique – comme le signale sans doute la maladresse colossale de l’abrogation du statut de la langue russe en Crimée, qui a offert au Kremlin un prétexte en or pour intervenir.
Le défi à relever est de taille, dans la mesure où le modèle de pouvoir du monde russe est constitutif de l’héritage culturel de l’Ukraine.
Le défi à relever est de taille, dans la mesure où le modèle de pouvoir du monde russe est constitutif de l’héritage culturel de l’Ukraine [15] ; le fait d’avoir tourné le dos à la Russie ne fait pas de celle-ci un pays occidental, et elle se retrouve, certes avec l’aide de l’Ouest, à devoir tout inventer dans une aire où individu, propriété et contrôles institutionnels manquent de racines. Assurément, la messe n’est pas dite, d’autant que Kiev pourra compter, comme nous l’avons montré ci-dessus, avec l’hostilité vigilante d’un voisin incontournable, qui avec la création d’entités séparatistes dans le Donbass aura sans doute réussi à distraire de son influence l’une de ses régions les plus riches.
Conclusion : Pour l’Union européenne, l’occasion d’un réveil salutaire ?
C’est peu de dire que l’Union européenne a été prise à froid par la crise russo-ukrainienne ; le Narcisse post-moderne, l’hédoniste de la guerre à zéro mort imaginait paresseusement que les États post-soviétiques s’aligneraient à plus ou moins long terme sur son mode de vie, d’autant que ses dépenses militaires étaient au plus bas et que l’OTAN s’était judicieusement abstenue d’installer des bases aux frontières de la Russie.
La redécouverte, à l’occasion de la signature d’un banal traité d’association, d’un militarisme que ni Seconde guerre mondiale, ni Guerre froide n’ont réussi à éroder n’en est que plus brutale et conduit à des réactions excessives de deux sortes. Schématiquement, il y a d’un côté ceux qui s’émeuvent légitimement du révisionnisme russe en matière de traités, et tendent un peu vite à agiter le spectre des accords de Munich ; ceci ne contribue pas à faire comprendre le contexte d’un conflit du XXIe siècle, en vérité très différent de celui des années 1930 : une guerre larvée certes meurtrière, mais informée par les impératifs de la compétition médiatique, de plus limitée par la dissuasion nucléaire et la conscience d’interdépendances fort difficiles à remettre en cause ; on notera à ce sujet qu’aucune coupure de gaz n’est intervenue à cette date [16], et que la Russie reste membre du Partenariat pour la paix de l’OTAN.
D’un autre côté, certains prennent la défense de Moscou contre l’impérialisme américain, ce qui satisfait un anti-américanisme dont J.F. Revel avait exploré les impasses [17], et qui est devenu hors de saison dans le monde multipolaire ; cette position présente l’inconvénient d’occulter, avec la voix des Ukrainiens, la question incontournable de la modernisation de l’espace post-soviétique.
Cet objectif reste le seul susceptible de fédérer Union européenne, Ukraine et Russie – qui ne représenteront ensemble que 8 % de la population mondiale en 2050 [18] et devraient adapter leurs ambitions à cet horizon ; du côté de l’Europe, au-delà de la diminution de la dépendance vis-à-vis du gaz russe, la stabilisation de cet espace, comme d’ailleurs celle du monde arabe, est une priorité d’ordre stratégique, qui mériterait de primer sur la construction d’institutions supranationales à la légitimité problématique.
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. La carte La Russie et son "Etranger proche"au format pdf
- Carte. La Russie et son "Etranger proche"
- Carte et légende conçues par L. Chamontin, P. Verluise, C. Bezamat-Mantes. Réalisation C. Bezamat-Mantes.
. Laurent Chamontin, L’empire sans limites – Pouvoir et société dans le monde russe (préface d’Isabelle Facon), Éditions de l’Aube, 2014
L’URSS a disparu à jamais, entraînant dans sa chute l’idéologie qui en faisait l’avant-garde éclairée du monde moderne. Pour autant, le passage à la démocratie et à l’économie de marché n’a pas produit les effets escomptés : les populations de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine peuvent certes voyager, surfer sur Internet ou acheter une voiture, mais leur position vis à vis de l’État demeure précaire, et il n’y a pas eu de décollage économique à la chinoise. Cet ouvrage rend ce paradoxe intelligible en mettant en évidence le lien, éclipsé un temps par le communisme, qui relie le monde russe actuel et la civilisation dont il est issu, où l’individu, pris dans la démesure du territoire, peine à trouver sa place.
Voir le livre de Laurent Chamontin, L’empire sans limites – Pouvoir et société dans le monde russe sur le site des éditions de l’Aube