South Stream: la Bulgarie tiraillée entre la Russie, les États-Unis et l’UE

Le Courrier des Balkans
De notre correspondant à Sofia
Mise en ligne : mercredi 18 juin 2014
Depuis plusieurs mois, le dossier South Stream empoisonne la vie politique bulgare. La crise ukrainienne a rebattu les cartes et « ce n’est pas le moment de faire des affaires comme d’habitude avec la Russie », souligne l’Ambassadeure des États-Unis à Sofia. Officiellement, le gouvernement a gelé les travaux du gazoduc, mais Gazprom assure n’avoir reçu aucun courrier officiel en ce sens...

Par Ivo Hristov

On n’en sait rien et pourtant il est sur toutes les bouches en Bulgarie. De qui parle-t-on ? De South Stream, le fameux projet de gazoduc russe, qui devrait approvisionner en gaz l’Europe de l’Ouest via les Balkans. Le parcours du tube traversera la Mer Noire puis passera en Bulgarie avant de se diviser en deux tronçons, l’un prenant vers le nord via la Serbie, la Hongrie puis l’Autriche, l’autre vers le sud via la Grèce puis l’Italie. La capacité du gazoduc s’élèvera à 63 milliards de m3 de gaz par an selon Gazprom, commanditaire du projet avec l’italien Eni.


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South Stream vs Plamen Oresharski

Alors que le gouvernement socialiste bulgare vit ses derniers jours, lâché par le Mouvement des droits et des libertés (le parti de la minorité turque) qui le soutenait au Parlement, la rue célèbre sa victoire dans ce bras de fer avec la coalition rose-turc au pouvoir, commencé il y a exactement un an, le 14 juin 2013.

Du grand mouvement populaire qui défilait tous les soirs de l’été dernier à Sofia, il reste bien peu de chose. En tout cas, les politologues sont d’accord sur un point : ce n’est pas la contestation populaire qui va provoquer les élections anticipées, dont la date sera fixée dans les jours à venir - soit le 28 septembre, le 5 ou le 12 octobre -, mais l’écheveau South Stream.

Le marche est juteux, car le coût de la partie bulgare du gazoduc est estimée à 3.5 milliards d’euros. Voilà à peu près tout ce qu’on sait des paramètres de la construction. En effet, South Stream est le mystère fondateur de la crise politique bulgare. Il divise pouvoir et opposition, Russophiles et Russophobes, et provoque même des fractures au sein du parti socialiste qui laissent deviner l’existence de différents lobbies se déchirant. Le tout, sans qu’on en sache le moindre détail.

Le Premier ministre Plamen Oresharski, dont le mandat s’achève dans la confusion, refuse de préciser si des contrats de construction ont été signés et quelles sont les entreprises bénéficiaires. L’opposition a pourtant déposé des demandes en bonne et due forme au Parlement. On n’en sait pas plus sur l’état actuel du projet. Sous la pression de l’UE et des États-Unis, le Premier ministre a fini par lâcher : « tout a été stoppé ».

Voilà qui n’a pas empêché le ministre de l’Économie, Dragomir Stoynev, de se dire « fermement convaincu que le projet verra le jour car il est irréversible ». Le président du Parlement a jugé quant à lui que « les paroles du Premier ministre ne bloquent pas le projet car elles n’ont pas de conséquences juridiques ». Le géant russe Gazprom précise qu’il n’a reçu aucun courrier officiel des autorités bulgares demandant l’arrêt du projet. Un quotidien régional assure enfin avoir « vu un bateau décharger des tubes géants au port maritime de Varna »...

Un jeu de dupes entre l’UE, les États-Unis et la Russie

Pour voir clair dans le brouillard bulgare, mieux vaut se pencher sur la situation géopolitique et les déclarations des acteurs internationaux, et notamment le revirement de Bruxelles, qui s’aligne désormais sur la position de Washington. Par la voix du Commissaire à l’Énergie Günther Oettinger, l’UE a fait savoir qu’elle arrêtait les pourparlers avec la Russie au sujet de South Stream. « Ce n’est pas la Commission qui est le méchant. Les Russes connaissent les règles européennes sur le bout des doigts mais refusent de les accepter », déclarait-il le 13 juin. Du côté de Moscou, on dénonce « un passage rampant vers des sanctions économiques contre la Russie ».

Officiellement, la Commission a mis en cause la validité de l’appel d’offres pour la construction du tronçon bulgare. L’appel d’offres été remporté par un consortium russo-bulgare, dont un des propriétaires ne serait autre que Guennadi Timtchenko, « le banquier du Kremlin ». L’homme figure sur la « liste noire » américaine des Russes sanctionnés après le rattachement de la Crimée à la Russie. Guennadi Timtchenko n’est pourtant pas visé par les sanctions de l’UE. « Si l’UE bloque South Stream, qui va payer les défauts et les sanctions qui s’en suivent, Bruxelles ou les États membres ? », s’inquiète le chef de la commission parlementaire à l’énergie, M. Atalay.

Un autre différend oppose Bruxelles à Gazprom : en septembre 2012, la Commission a ouvert une enquête sur les pratiques du géant russe, soupçonné « d’entrave à la concurrence sur les marchés du gaz en Europe centrale et orientale ». Une enquête que Vladimir Poutine considère comme une attaque contre Moscou. Depuis, les deux parties tentent de régler le conflit. Le géant russe se dit prêt à négocier avec l’autorité européenne de la concurrence des engagements pour mettre fin aux pratiques contestées et éviter l’ouverture d’une procédure qui pourrait déboucher sur une amende de plusieurs milliards d’euros.

Aujourd’hui, la pression américaine est ostensible. Il suffit de rappeler que Plamen Oresharski a annoncé le gel du projet le 8 juin devant les caméras, escorté par trois sénateurs américains, dont l’infatigable John McCain. De son coté l’ambassadrice américaine à Sofia, Marcie B. Ries, a fait publier une lettre d’avertissement sur sa page Facebook, menaçant de sanctions toute entreprise bulgare qui collaborerait avec des Russes figurant sur la liste noire de Washington. Principale cible de cet avertissement peu banal : Guennadi Timtchenko.

Tant que dure la crise, Washington voudrait laisser à l’Ukraine le statut de principal pays de transit du gaz russe, seul moyen de pression pour mobiliser l’UE à sa défense, étant donné sa dépendance. La position stratégique de la Bulgarie en fait un pion de blocage pour les Américains et un point de passage difficilement contournable pour les Russes. Tout se décide en coulisses, en toute discrétion. Voilà comment South Stream fait et défait des coalitions et des gouvernements sans jamais révéler ses secrets...