Croatie: l’impossible séparation de l’Église et de l’État
Le Courrier des Balkans
Propos recueillis par Laetitia Moréni
Le Courrier des Balkans (CdB) : Don Grubišić, êtes-vous un homme politique ou un homme d’Église ?
Ivan Grubišić (I.G.) : Tout d’abord, je suis davantage un homme spirituel qu’un homme religieux. Être spirituel, c’est une manière de vivre et de penser, alors qu’être « religieux » fait plutôt référence à une hiérarchie et à des cérémonies. S’engager dans la politique est en contradiction avec l’activité religieuse, mais pas avec la spiritualité. Lorsque j’ai évoqué l’idée de faire de la politique, l’Église m’a fait savoir qu’elle m’expulserait... Ce qui a provoqué un désaccord entre les évêques et moi-même.
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En Croatie, l’Église catholique fait de la résistance
CdB : Lors des élections parlementaires en 2011, vous étiez à la tête d’une liste intitulée Alliance pour une Croatie citoyenne. Que s’est-il passé avec votre hiérarchie ?
I.G. : Mon mouvement a en effet obtenu deux élus au Sabor dans la circonscription de Split. Après ma candidature, je n’ai pas été expulsé mais suspendu par l’archevêque de Split et Makarska, Mgr Barišić. Depuis, je ne peux plus célébrer de messes, ni entendre en confession des pénitents, ni porter l’aube. Je suis toujours prêtre, mais je ne suis plus autorisé à en remplir les fonctions.
CdB : Vous avez fait un choix important. A-t-il été difficile ?
I.G. : Non, car je l’ai fait en connaissance de cause. C’est mon devoir, en tant que citoyen, d’être actif en politique.
CdB : En tant qu’homme politique, quelles sont vos propositions pour la Croatie ?
I.G. : Tout d’abord, je souhaite changer les quatre accords signés dans les années 1990 entre la Croatie et le Vatican, qui perçoit chaque année du gouvernement croate entre 160 et 180 millions de kunas. Dans ce concordat, des clauses garantissent de revoir le montant selon la conjoncture, mais aucun changement n’a été fait depuis sa conclusion. Je souhaite revoir à la baisse ce montant trop élevé dans les circonstances actuelles de crise économique, avec une taxe que ne devraient plus payer que les catholiques. J’ai envoyé à ce sujet une lettre au président de la République ainsi qu’au gouvernement, mais il n’y a pas eu de suite. Le gouvernement croate ne souhaite pas toucher à ce concordat pour rester en bons termes avec l’Église. Quant au président Ivo Josipović, c’est un diplomate qui ne veut se fâcher avec personne. Sa réélection serait d’ailleurs un désastre pour la Croatie. J’ai bien sûr d’autres propositions : je voudrai notamment baisser le nombre de représentants au Parlement national. Il y a 151 députés, c’est beaucoup trop par rapport à la population croate.
CdB : Comment définiriez-vous l’Eglise croate ? La jugez-vous trop conservatrice ?
I G. : « Conservatrice » ? Le terme est faible ! Après la Révolution française, une séparation a été effectuée entre l’État et l’Église. En Croatie, ce n’est toujours pas le cas. Si vous n’êtes pas catholique, vous n’êtes pas croate. Comme l’a dit un prêtre, notre Église est en retard de 200 ans...
CdB : Le 1er décembre 2013, les Croates ont dit « non » au mariage pour tous. C’est à l’initiative du collectif « Au nom de la famille » que ce référendum a eu lieu malgré les objections des associations pour la protection des droits de l’homme et des minorités. Quelle a été l’influence de l’Eglise dans l’organisation de ce référendum ?
I.G. : L’Église a organisé et promu l’initiative du collectif « Au nom de la famille », qui a recueilli 700.000 signatures contre le mariage gay. Aujourd’hui, le mariage est défini par la Constitution comme l’union exclusive d’un homme et d’une femme. Pour remettre les choses dans leur contexte, le père de Željka Markić, qui était e à la tête du collectif « Au nom de la famille », est le fondateur du « Centre pour la famille », un organisme de l’Église qui promeut les valeurs familiales...
CdB : Le gouvernement était contre ce référendum. Quel est le lien entre l’Eglise et l’exécutif de gauche ?
I.G. : Le Premier ministre Zoran Milanović vient d’une famille communiste, ce qui n’a pas plu initialement à l’Église. Cependant, même si de l’extérieur, on peut avoir l’impression qu’il y a un désaccord entre les deux, ils restent très proches. Notre gouvernement finance l’Église, et le Parti social-démocrate (SDP) n’a rien fait pour changer cette situation. L’ensemble des partis collaborent avec l’Église, à commencer par le HDZ. D’ailleurs, quand il était jeune, Ivo Sanader [ancien Premier ministre et dirigeant du HDZ de 2003 à 2009, NdT] voulait devenir prêtre...
CdB : Après le succès du référendum sur le mariage, certains milieux de la droite nationaliste ont collecté des signatures pour la convocation d’un nouveau référendum, cette fois-ci pour introduire une loi qui interdirait l’usage officiel de l’alphabet cyrillique. Est-ce que l’Église est toujours associée aux milieux nationalistes ?
I G. : Oui, tout à fait. L’Église soutient évidemment cette initiative. Mais ce référendum n’a pas lieu d’être car il va à l’encontre des droits des minorités qui souhaitent utiliser leur propre alphabet. C’est un réel problème pour le gouvernement, car il y a d’un côté l’Eglise qui fait pression et de l’autre, les règles imposées par l’Union européenne. Les Serbes de Vukovar représentent plus d’un tiers de la population de la ville, et ils doivent donc avoir le droit d’utiliser leur alphabet. C’est la loi. La question du référendum ne se pose même pas.
CdB : A Pâques, quatre des évêques appartenant à la branche la plus conservatrice de l’Église croate devaient faire leur demande de renonciation au pape François. Que s’est-il passé ?
I.G. : C’était effectivement prévu mais, pour l’instant, rien n’a été décidé. Beaucoup pensent qu’après eux, il y aura des évêques plus ouverts mais ce n’est pas le cas. Les rénovateurs sont tous partis : soit ils ont démissionné, soit ils ont été expulsés. En ce moment, il existe une grande pauvreté intellectuelle dans l’Église croate.
CdB : Depuis l’arrivée du pape François, moins conservateur que son prédécesseur Benoit XVI, l’Eglise catholique a une image plus ouverte, moins figée. Y a-t-il vraiment eu un changement ?
I.G. : Le pape François a apporté un certain espoir, il est différent, mais les structures sont trop puissantes pour un seul homme. En Croatie, les étudiants en théologie n’ont pas une bonne attitude envers le pape François et je sais qu’ils n’ont pas de respect pour lui. En revanche, les Croates l’apprécient : la jeune génération est bien sûr plus ouverte. Mais le pape François demeure seul face aux autorités, et je ne constate pas de changements concrets depuis son arrivée.