Le mur «anti-Roms» de Košice ou les promesses non-tenues de la Capitale européenne de la Culture 2013

Par Harold COTTIN*
Le 15/11/2013

Le 19 août 2013, la Commissaire européenne Androulla Vassiliou demanda dans une lettre adressée au maire de Košice, deuxième ville de Slovaquie et Capitale européenne de la Culture 2013, la destruction d’un mur «anti-Roms» érigé dans sa ville un mois plus tôt. Récit et décryptage d’un accroc pour ce programme culturel phare de l’Union européenne.



 

 

Dans sa lettre au maire de Košice, la commissaire chargée de l’Éducation et de la Culture estime que la construction de ce mur entraîne la «ségrégation» d’une partie de la population de la ville, et «est en contradiction avec la raison d’être du titre de Capitale européenne de la Culture». Interrogé par les médias, Rudolf Bauer, le maire d’arrondissement de Košice-Ouest à l’initiative de la construction, se défend de toute ségrégation. Selon lui, l’édifice d’une vingtaine de mètres de long sert à protéger un parking contre les actes de vandalisme et les vols perpétrés dans le quartier de Luník VIII situé au sud de son arrondissement[1].

Il est vrai que le mur, construit à la limite de Luník VIII et du quartier voisin à majorité rom, Luník IX, ne sépare pas véritablement des populations, puisque les deux quartiers sont éloignés de plusieurs centaines de mètres et qu'un axe routier occupe l'espace qui les sépare. Cependant, cet emplacement et l’orientation du mur, tourné vers le quartier de Luník IX, semblent désigner les Roms comme les principaux suspects de ces délits. Le mur a été immédiatement qualifié «d’anti-Roms» (en slovaque «protirómsky múr») par différents médias. Le symbole qu’il représente dépasse la justification affichée de sa construction. Pour la Commissaire européenne, il constitue une «barrière physique» en rupture avec les valeurs de l’Union européenne, notamment le respect de la dignité de la minorité rom habitant Luník IX.

Luník IX, un ghetto rom au cœur de l’Europe

Luník IX est le résultat d'un programme d’intégration forcée lancé par le gouvernement tchécoslovaque en 1973, visant à sédentariser les Roms et à les intégrer à la marche vers une société socialiste. Alors que les nouveaux quartiers situés à l'ouest de Košice, chargés d’accueillir les nombreux employés des aciéries, rassemblaient déjà huit ensembles résidentiels nommés «Luník» et numérotés de I à VIII, il fut décidé d’ajouter ce neuvième quartier un peu à l’écart de ses voisins.

Construit à la fin des années 1970, Luník IX devait offrir aux Roms des appartements confortables et un accès aux services publics. Des non-roms devaient également s’y installer et furent même majoritaires avant de progressivement quitter le quartier. Au début des années 2000, Luník IX rassemblait ainsi 6.000 habitants essentiellement roms, ce qui semble justifier l’usage du terme «ghetto» pour désigner ce quartier isolé du reste de la ville.


«Luník IX» - Crédits: Artúr Čonka / UnFrame (http://arturconka.com/work)

Les conditions de vie des habitants de Luník IX se sont peu à peu détériorées, alors que le quartier connait des taux de chômage et de criminalité records. En 2012, une exposition itinérante des photos de l’artiste local Artúr Čonka avait ému au-delà des frontières slovaques: des enfants vêtus de haillons dans des cages d’escalier délabrées ou des pièces sombres faiblement chauffées par des poêles de misère, et des tas d’ordures jetées par les fenêtres au pied des barres d’habitation. Depuis 2008, la ville de Košice a entrepris de détruire une partie des immeubles insalubres du quartier. Certaines familles sont relogées, mais la majorité se retrouve à la rue et rejoint les campements illégaux qui se multiplient dans l’agglomération.


«Luník IX» - Crédits: Artúr Čonka / UnFrame (http://arturconka.com/work)

Košice 2013, Marseille 2013, Wrocław 2016… toutes multiculturelles

En dépit des conditions d’existence des habitants du ghetto rom de Luník IX, apparemment en contradiction avec l’image que doit véhiculer une Capitale européenne de la Culture, Košice avait été officiellement retenue en 2009 pour incarner la Capitale 2013 aux côtés de Marseille. Depuis l'édition 2013, la procédure de sélection des capitales européennes de la Culture est mixte, faisant intervenir les échelons national et européen. Les États membres de l’Union européenne sont invités à accueillir la manifestation «Capitale européenne de la Culture» selon un ordre de passage préétabli. Au terme d’un processus de plusieurs mois, un jury composé de treize experts –sept désignés par les institutions européennes, six par l’État membre– recommande une ville par pays désigné sur la base des critères établis par la Commission européenne. Le Parlement européen peut donner un avis sur cette recommandation avant que le Conseil des ministres de l’Union européenne délivre officiellement le titre de Capitale européenne de la Culture.

Au cours de la procédure, les critères de sélection[2] sont au centre de l'attention. Ils sont résumés ainsi sur la page dédiée au programme sur le site de la Commission: «Les villes candidates doivent présenter le rôle qu'elles ont joué dans la culture européenne, leurs liens avec l'Europe et leur identité européenne. Elles doivent aussi démontrer leur implication actuelle dans la vie artistique et culturelle européenne, en plus de leurs caractéristiques spécifiques». Plus globalement, «l’Unité dans la diversité», devise de l’Union depuis 1992 et fondement de son projet d’«identité européenne», doit être directement appliquée et retranscrite dans les programmes des Capitales européennes de la Culture, selon une recommandation de la Commission datant de 2006.

Tout en étant assez précis, ces critères désignent avant tout la nécessité de faire preuve de certaines intentions. Ils sont souvent traduits par les villes candidates en projets ou en mots-clefs employés dans les candidatures et programmes. Parmi ces derniers, le terme flou de «multiculturalisme» s’est érigé comme la traduction politique de la devise «l’Unité dans la diversité». Les villes candidates sont poussées à le mettre en valeur au sein de leurs candidatures pour être qualifiées. Dans le dossier final de candidature[3], l’équipe de campagne de Košice (qui réunit notamment la municipalité et le ministère slovaque de la Culture) proposait ainsi de créer «un endroit où les individus peuvent échanger, entre eux, avec la culture et avec l’Europe entière». Son projet phare, intitulé INTERFACE, s'engageait à favoriser le dialogue entre les populations, plaçant le citoyen au cœur du processus culturel. Multiculturalisme, expérience unique d’intégration des cultures et des citoyens, incarnation de l’identité européenne entendue comme «l’Unité dans la diversité»… tous les arguments de campagne incontournables pour une ville candidate sont ici rassemblés. Dans son rapport de présélection de 2007, le jury avait ainsi souligné combien la candidature de Košice «faisait preuve d’un haut degré d’innovation et d’une prise en compte de la valeur ajoutée du multiculturalisme européen (effets transfrontaliers, Schengen et les minorités)»[4]. Dans d'autres candidatures, l’appropriation obligatoire de ces arguments de campagne a justifié des mises en récit embellies de l’histoire dans une démarche de marketing urbain. Une vision mythifiée du retour de Wrocław entre les mains polonaises après 1945 et l’omission des processus violents de dégermanisation ont ainsi protégé l’image d’une candidate multiculturelle et tolérante dans le dossier de la ville pour 2016[5]. Autre exemple, celui de Marseille pour 2013, qui mit en valeur «son expérience du partage et de l’intégration» afin de «servir l’Europe mieux que d’autres»[6], sans évoquer les failles de cette intégration et les violences urbaines.

Entre discours d’intention et réalité

Košice emprunte les mêmes arguments mais semble échapper à ces déformations et à ces omissions. Au contraire, la candidature de Košice étonne par une volonté affichée de poser d'emblée la question de l'intégration des Roms. Son dossier de candidature évoque Luník IX dès la onzième page, comme une des étapes les plus contemporaines de son histoire: «plus grand rassemblement de Roms de Slovaquie», «Luník IX attire des experts du monde entier, cet ensemble d’habitations controversé [nourrissant] des discussions sur l’intégration sociale, les Droits de l’homme et l’attitude des minorités». Le programme final se propose, lui, «d’étendre les infrastructures [culturelles et sociales] aux quartiers marginalisés –et aux grands ensembles en particulier», promesse illustrée par une photo d’enfants roms probablement prise à Luník IX. Plus spécifiquement, le projet «Sputnik Luník», un des éléments du programme, vise à «renforcer la communication créative avec la population rom et ses contacts avec la majorité de la société à travers des événements artistiques, des événements participatifs et des actions sociales sur le terrain dans le quartier en difficulté». Fondé sur une coopération avec l’association Sputnik située à Lyon, le projet doit faire intervenir des artistes internationaux à Luník IX, où «les Roms vivent dans des conditions sanitaires et sociales dégradées». Un festival de la culture rom et la construction d’un mémorial de l’holocauste rom à Luník IX, ainsi que la préparation d’un spectacle itinérant «dans des ghettos similaires à l’est de la Slovaquie», sont également prévus.

Le dossier de candidature de Košice ne cache donc pas l’existence de Luník IX et souhaite intégrer ses habitants aux festivités liées à son titre. L'affichage d'une telle volonté d'«empowerment» (ou volonté de développement social par les communautés) répond lui aussi à un critère de sélection: le programme d’une ville candidate doit «encourager la participation des citoyens habitant dans la ville et ses environs et susciter leur intérêt» et «présenter un caractère durable [faisant] partie intégrante du développement culturel et social à long terme de la ville». Entre discours d’intention et réalité, il restera donc à évaluer les véritables retombées de ce programme et surtout leur éventuelle prolongation après l’année du titre.

Pour le moment, la construction du mur semble couper court à toute interprétation optimiste de ces retombées. Mais pourquoi s'émouvoir de la construction d'un mur dans une Capitale européenne de la Culture où se trouve de longue date un ghetto rom? Pour provoquer une réaction, pour se dédouaner? Alors que l’existence de Luník IX reflète l'échec de l’intégration des Roms en Slovaquie, le mur ne marquerait-il pas les limites du programme de Capitale européenne de la Culture? Que peuvent réellement le marketing urbain et l'empowerment face à de graves problèmes de ségrégation sociale? Ce mur paraît ruiner les efforts de la municipalité de Košice et de la Commission européenne pour faire de la ville un exemple d’«Unité dans la diversité».

L’auteur tient à adresser ses remerciements à Artúr Čonka pour avoir aimablement autorisé l’utilisation de ses photos.

Notes:
[1] Voir le reportage d’Alexis Rosenzweig, «Kosice, capitale européenne de la Culture et son mur "anti-roms"», France24, 9 septembre 2013.
[2] Voir l’article 4 de la décision 1622/2006/CE, qui détaille l’ensemble des critères de sélection.
[3] Extraits traduits de l’anglais. Dossier final de candidature, «Košice 2013 – Interface».
[4] Traduit de l’anglais. Point 4b du rapport de la réunion de pré-sélection «European Capital of Culture – Slovakia 2013», 12-14 décembre 2007, Bratislava, p.4.
[5] Sur ce sujet, Harold Cottin, «Les Capitales européennes de la Culture ou le reflet d’un trouble identitaire européen: un regard sur Wrocław 2016», Études européennes, août 2013.
[6] Marseille «Résumé – Les ambitions de Marseille-Provence pour 2013 et les repères de son projet de candidature», 2010, p.12.

*Ancien élève de l'Institut d’études politiques d'Aix-en-Provence, de l’ENS de Lyon et du Collège d'Europe (Natolin)

Vignette: source www.kosickespravy.sk