parlera-t-on "ex-yougoslave" à Bruxelles?

Linguistique et intégration européenne : parlera-t-on « ex-yougoslave » à Bruxelles ? par Laurent Geslin Mercredi 19 Décembre 2012 :: Le Courrier des Balkans :: RSS

Quelle sera l'appellation de la langue « serbo-croate » au sein des institutions européennes, quand tous les pays où cette langue est pratiquée auront rejoint l'Union ? Comment appellera-t-on la langue étudiée dans les universités étrangères ? Alors que la Croatie mène une politique active de promotion de la langue croate à l'étranger, aucune institution serbe n'est en charge des questions linguistiques à l'international.

Par Marjana Stevanović

Récemment, le linguiste allemand Michael Schazinger, membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, a proposé de réunir les langues serbe, croate, bosniaque et monténégrine sous un seul nom – la langue « ex-yougoslave »...


Retrouvez notre dossier :
Serbo-croate/croato-serbe : les avatars très politiques d'une langue autrefois commune


On ne peut pour le moment pas offrir beaucoup de crédit à cette proposition, car sa validité scientifique ne sera débattue que lorsque tous les pays où l'on parle le serbo-croate auront adhéré à l'Union européenne. Mais, au sein de l'UE, il existe une tendance qui vise à grouper sous un seul nom cette langue qui en compte aujourd'hui quatre. Personne ne sait si, à terme, on continuera à utiliser le mot « serbo-croate », comme c'est encore le cas dans un grand nombre d'Universités européennes, si l'on passera aux abréviations BCMS (bosniaque-croate-monténégrin-serbe), ou bien si l'on trouvera une troisième solution. Il est intéressant de remarquer que les institutions officielles serbes, contrairement à celles des autres pays de la région, n'ont aucun parti pris quant au choix du nom officiel de la langue, que se soit sur le plan international ou sur le plan local.

Le ministère croate de l'Éducation et des sports, qui dispose par ailleurs d'un département spécial chargé des questions liées à la langue, tant sur le plan national que sur le plan international, souligne que, selon la constitution, la langue officielle du pays est le croate. « Cela veut dire, que, tant au sein de nos frontières qu'à l'étranger, le seul et véritable nom de notre langue est le croate ». Les porte-paroles du ministère disent aussi savoir qu'un certain nombre de facultés européennes proposent des cursus de serbo-croate ou de « croate et autres langues apparentées », mais insistent sur le fait qu'il existe aussi « un nombre très important d'universités où la langue croate est étudiée indépendamment ». Le ministère rappelle que la Croatie deviendra l'année prochaine le 28ème membre de l'UE et que le croate en deviendra ainsi la 24ème langue officielle, ce qui « retire toute légitimité à la question de la dénomination de la langue ».

La position du ministère de l'Éducation et des sports du Monténégro est aussi très intéressante – ses représentants ont refusé de commenter notre question car celle-ci est « beaucoup trop politique ».

À l'inverse, aucune institution serbe n'est officiellement responsable de la préservation de l'identité nationale et de la conservation de la langue serbe. Le ministère serbe de l'Éducation, de la science et du développement technologique affirme ne pas être responsable de la politique linguistique et renvoie la question au ministère de la Culture. Ce dernier s'empresse de répondre que la langue et l'alphabet serbe sont des questions nationales, mais qu'elles ne concernent pas uniquement le ministère de la Culture. « Selon la loi sur l'usage officiel de la langue et de l'alphabet, ce sont les ministères chargés de l'administration publique, des transports, de l'urbanisme et du logement, ainsi que les services publics tels que l'éducation, la culture et la santé qui sont chargés de gérer la réglementation de la langue. Dans notre pays, ce sont les institutions scientifiques et éducatives qui sont chargées des questions qui touchent à la langue, et cela serait à elles de prendre position sur les questions linguistiques », déclare le ministère.

Sur le plan scientifique, la réponse est limpide. Il est ici question d'une seule et même langue, le serbo-croate, qui s'est divisée en quatre sous la pression du contexte politique. Le professeur Sreto Tanasić, directeur de l'Institut pour la langue serbe, rappelle que l'Occident a encouragé le séparatisme linguistique, alors même que cette idée n'avait aucune bases scientifiques. Les Occidentaux ont permis la création du bosnien, du serbe, du croate pour calmer nos appétits. « Maintenant, ils se rendent compte que cela leur coûte, que cela sous-entend plus d'interprètes, qu'il faut que chacune des langues soit traduite trois, voire quatre fois, ce qui est insensé », explique le professeur Tanasić. Il dit aussi que beaucoup d'universités dispensent leur enseignement en « serbo-croate », mais qu'il y aussi des universités où il existe deux UFR distinctes, une pour le serbe et une autre pour le croate, comme a Saint-Pétersbourg, où la diplomatie croate a effectué un lobbying efficace.

L'académicien Ivan Klajn estime que « serbo-croate » est la seule appellation scientifique valable de cette langue. « Le terme serbo-croate a été forgé par le philologue allemand Jacob Grimm en 1824 et il est utilisé depuis par les slavistes du monde entier. Les langues 'bosnienne', 'bosniaque', ou encore 'monténégrine', n'ont aucune justification scientifique, au même titre que l'idée que chaque peuple a le droit d'appeler sa langue en se servant du nom de sa nationalité, idée qu'il est facile de réfuter en rappelant le fait qu'il n'y a pas de langue autrichienne, belge, mexicaine, argentine, états-unienne ou encore brésilienne. Les abréviations du type BCMS, et l'idée d'une langue ‘ex-yougoslave', ne sont que des tentatives politiques qui servent à contourner le problème. A l'époque de la Yougoslavie personne n'appelait le serbo-croate le yougoslave, il n'y aucune raison d'ajouter aujourd'hui ce préfixe ‘ex' », affirme Klajn.

Compte tenu de l'attitude inflexible de la Croatie, qui ne reconnaît que l'appellation « langue croate », et étant donné que ce pays sera le premier à entrer dans l'UE, devons-nous craindre que la diplomatie croate arrive à supprimer toute référence internationale à la langue serbe ? Le professeur Tanasić estime que d'un point de vue historique et culturel, le serbe tient une place importante dans la région, et qu'il est donc « peu probable que cette langue disparaisse des universités européennes ».

Pour l'instant, il n'existe en Serbie qu'une seule loi sur l'usage officiel des langues et des alphabets, loi qui n'a jusqu'à lors été mise en œuvre que littéralement, sans aucune contextualisation et qui n'est par ailleurs pas respectée quand cela sert certaines intentions politiques. Mais cette loi ne comprend pas les questions qui touchent au statut de notre langue dans l'UE, ou à la sauvegarde de celle-ci sur le plan régional. Ces questions ne dépendent que d'une volonté politique.

« Malheureusement, ces quinze dernières années, depuis que feu Pavle Ivić a créé le Comité de standardisation de la langue serbe, il n'a jamais été défini quels sont les organes de l'État avec lesquels le comité doit communiquer. Au début, nous collaborions avec le ministère de la Culture, mais ce n'était que parce le secrétaire du Conseil, le linguiste Branislav Brborić, était aussi ministre adjoint à la Culture. Ni le gouvernement, ni le Parlement, ni le ministère n'ont manifesté le moindre intérêt pour les questions de politique linguistique », affirme Ivan Klajn, qui fait partie du Comité pour la standardisation de la langue serbe.