Gouvernance Schengen: réforme difficile
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*, le 14 novembre 2012, crisisgroupAncien conseiller ministériel auprès du Ministre de la Justice (Belgique). Enseignant à l’Institut d’Études politique de Lille, Pierre Berthelet est spécialisé sur les questions de sécurité intérieure européenne. Créateur du site securiteinterieure.fr, il est l’auteur du Paysage européen de la sécurité intérieure, New York, Oxford, Zurich, Vienne, PIE-Peter Lang, 2009, 573 p.
Géopolitique des frontières extérieures de l’Union européenne. A chaque arrivée massive de migrants, la presse s’interroge sur l’espace Schengen. Pierre Berthelet, donne ici les éléments pour comprendre les enjeux de sa réforme. Il aide à identifier les ressorts politiques qui peuvent bloquer ce processus et pointe ce qu’ils nous apprennent de la nature géopolitique contradictoire de l’UE. Enfin, l’auteur présente des pistes possibles pour l’avenir.
SAUVEGARDER SCHENGEN et son acquis est l’objectif que s’est fixée la réforme entreprise l’année dernière. L’établissement de la nouvelle gouvernance de l’espace Schengen paraît être en bonne voie même si elle pourrait être sérieusement compromise in extremis du fait des rivalités institutionnelles. Elle est l’enjeu, voire l’otage, d’un Parlement européen soucieux de faire respecter ses prérogatives de législateur, et d’un Conseil rassemblant les vingt sept ministres de l’Intérieur. Pour ces derniers, la sécurité est une priorité et elle doit d’abord rester une question à traiter entre États.
La refonte de Schengen correspond au processus de révision entamé par les institutions de l’Union européenne concernant les règles régissant un espace sans frontières intérieures [1]. Schengen correspondait à l’origine à une coopération intergouvernementale destinée à concrétiser le projet d’espace dépourvu de contrôles aux frontières entre les États membres participants. L’esprit présidant à ce projet fondé sur un traité signé en 1985 et une convention d’application signée quant à elle en 1990 (appelés couramment les « traités Schengen »), était de supprimer ces contrôles, sources d’entrave à la libre circulation des marchandises et des personnes. La contrepartie de leur levée a été l’établissement de « mesures compensatoires », à savoir des mesures destinées à combler un déficit de sécurité généré par leur démantèlement. Il est possible de mentionner, entre autres, les mesures visant à renforcer la surveillance des frontières extérieures de l’espace et celles destinées à s’assurer que tous les États respectent leurs engagements. Il s’agit alors de mettre en place un mécanisme d’évaluation mutuelle de la surveillance effectué par le biais des visites d’experts. Schengen est fondé, à ce propos, sur le principe de la confiance mutuelle : la liberté n’est possible que si les États participants sont sûrs que chacun d’eux est capable d’assurer un niveau de sécurité suffisant sur son territoire ainsi qu’une surveillance adéquate à son segment des frontières extérieures [2].
Les velléités de repli sur un espace national sanctuarisé
La refonte de Schengen actuellement en cours est intervenue à la suite du contentieux entre la France et l’Italie au début de l’année 2011. La pomme de discorde portait sur l’avenir d’une partie des 35 000 migrants [3] arrivés sur le sol italien dans la perspective de se rendre en France. Le Printemps arabe a bouleversé la situation géostratégique au Sud du bassin méditerranéen, engendrant l’arrivée massive de migrants sur l’île italienne de Lampedusa [4].
Le thème de Schengen a refait surface lors de la campagne présidentielle de 2012. Au cours du discours de Villepinte du 11 mars de cette année-là, le Président sortant, Nicolas Sarkozy, déclarait que l’Europe devait être une protection et non plus une menace. Prônant une gouvernance politique, il convenait d’effectuer des « progrès sérieux » faute de quoi, la France suspendrait sa participation et ce, jusqu’à ce que les négociations aient abouti.
Schengen est un thème politique aussi sensible que clivant, qui oppose les institutions européennes entre elles, de même que les États entre eux. Ce fut le cas lors du différend entre la France et l’Italie. Le conflit fortement médiatisé des deux côtés Alpes s’est cristallisé sur la portée juridique des documents délivrés par les autorités italiennes aux migrants désireux de se rendre en France. D’après les responsables français, ces laissez-passer avaient une validité strictement nationale. En revanche, pour l’Italie, ils avaient une validité extraterritoriale permettant aux migrants de se déplacer en toute légalité dans un autre pays de l’espace Schengen. Finalement, le contentieux bilatéral a été réglé en avril 2011 dans une lettre dite « franco-italienne » au sein de laquelle les deux pays ont préconisé une sécurité renforcée au sein de cet espace.
D’autres tensions sont apparues entre le Danemark et l’Allemagne. Peu avant la réunion du Conseil [5] « Justice et affaires intérieures », les autorités danoises avaient déployé à leurs frontières [6] des forces de sécurité. En effet, alors que les vingt-sept ministres de l’Intérieur allaient se réunir en mai 2011 pour aborder l’intensification des contrôles aux frontières extérieures, les responsables danois ont choisi de contrôler les flux de marchandises et de personnes en provenance notamment d’Allemagne [7]. L’objectif était officiellement de lutter contre l’immigration et la criminalité venant de l’extérieur, provoquant du coup la colère des autorités allemandes. La Commission européenne a menacé le Danemark de porter l’affaire devant la Cour de justice. Finalement, suite à un changement de majorité politique et à quelques mois [8] de la présidence danoise, le nouveau gouvernement a fait volte-face. Il a annoncé en octobre de la même année la levée des contrôles [9].
La crise de l’espace Schengen déborde donc largement le cadre des frontières hexagonales. Dans plusieurs États membres, une surenchère autour de la rhétorique des frontières poreuses s’opère par un effet de compétition électorale ou de coalition avec des partis eurosceptiques, populistes ou nationalistes. Généralement, l’entrée au gouvernement de ce type de partis implique une approche plus stricte à l’égard de l’immigration. Le cas échéant, elle signifie une réinstauration des contrôles aux frontières nationales remettant du coup en cause les principes de libre circulation inhérents à la coopération Schengen [10].
Dans le premier « bilan de santé Schengen » présenté en mars 2012 [11], la Commission européenne a constaté que les [Pays-Bas avaient établi un réseau de caméras de vidéosurveillance. Ce pays, dont le gouvernement possédait à sa tête une coalisation de partis minoritaires avec le soutien du Parti pour la Liberté [12], avait tissé, début 2012, un tel réseau aux points d’entrée du territoire [13] national. Le but consistait à identifier les plaques minéralogiques des véhicules venant de Belgique et d’Allemagne et ce, en vue de mieux lutter contre la criminalité internationale. Les autorités néerlandaises ont alors indiqué à la Commission européenne qu’il ne s’agissait pas de réintroduction déguisée de contrôles aux frontières intérieures.
La diffusion de la méfiance mutuelle entre les États
La crise de cet espace souffre d’un mal qui le ronge : la méfiance mutuelle. Il s’agit de la croyance que les pays partenaires ne sont pas dignes de confiance en ne surveillant pas correctement leurs frontières.
Or, cette méfiance est comme la radioactivité [14]. Elle existe à l’état naturel, mais à haute dose, elle peut s’avérer mortelle. Les tensions franco-italiennes datant de printemps 2011 sont révélatrices de la menace de déliquescence de l’espace Schengen rongé par une méfiance grandissante nourrie par les États les uns à l’égard des autres. Ces tensions ont tendance à métastaser dans différents pays de l’espace au gré des circonstances politiques internes. Elles rappellent que tant le principe de la libre circulation des personnes que celui de la confiance mutuelle entre États membres, sont des acquis fragiles [15].
Cette fragilité tient au fait qu’il existe un effet de tension permanent entre la liberté et la sécurité au sein de l’espace Schengen. L’absence de membrane nationale protectrice à l’intérieur de cet espace le rend vulnérable, lui et les territoires nationaux qui le composent, aux menaces et aux risques à la sécurité. Or, un déséquilibre en défaveur de la sécurité apparaît lorsque des vagues de migrants clandestins traversent les frontières extérieures. L’enveloppe protectrice de l’espace Schengen correspondant à l’ensemble des frontières extérieures maritimes et terrestres [16], ne joue plus son rôle. La sécurité assurée par ces frontières fait défaut, engendrant du coup une crise politique. Les hommes politiques nationaux sont dès lors tentés de rassurer l’opinion publique inquiète par des mesures aussi immédiates que spectaculaires : le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures.
Rénover la gouvernance Schengen ou combler le déséquilibre en matière de sécurité
La réforme engagée visant à rétablir l’équilibre entre la liberté et la sécurité doit passer par des chemins difficiles. Au cœur du débat sur la réforme de l’espace Schengen se trouvent les questions de solidarité, de responsabilité et de sanction. La nouvelle procédure de réintroduction des contrôles aux frontières nationales est destinée à trouver des solutions à ce débat. Néanmoins, les mécanismes juridiques en cours de création soulèvent des crispations institutionnelles.
La réforme de septembre 2011 telle qu’élaborée par la Commission européenne est une réorganisation en profondeur du dispositif Schengen. L’exécutif communautaire a présenté un paquet sur la « gouvernance Schengen » à deux branches. La première vise à revoir une clause du Code Frontières Schengen visant à élargir les possibilités pour un État de réinstaurer les contrôles à ses frontières avec les autres États membres. Quant à la seconde proposition, elle est destinée à renforcer le mécanisme d’évaluation mutuelle des frontières extérieures.
Pourtant, la réforme de la gouvernance Schengen de septembre 2011 ne pas fait consensus. Les vingt sept ministres de l’Intérieur ont déclaré en mars 2012 que la réinstauration relevait de la compétence des États. En clair, les orientations prises à propos de l’espace Schengen devaient être prises à un niveau ministériel. Exit donc l’idée d’une décision de la Commission européenne prise dans le cadre des procédures de comités d’experts nationaux.
La réforme de Schengen en danger
Le risque que la réforme de Schengen n’aboutisse pas est réel car les ministres de l’Intérieur du Conseil ont exprimé, lors de leur rencontre de juin 2012, leur volonté de légiférer seuls. Ils ont marqué leur volonté de ne pas suivre la procédure législative ordinaire concernant la proposition destinée à réviser le mécanisme d’évaluation mutuelle des États membres en matière de surveillance de leurs frontières. Le choix des vingt sept ministres d’opter pour une procédure spéciale, excluant la procédure de codécision entre le Conseil et le Parlement européen a provoqué des tensions entre les deux institutions. La conférence des Présidents du Parlement européen a décidé en juillet 2012 de suspendre les négociations sur une série de dossiers législatifs en cours ayant trait à l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Si le Conseil confirmait une telle option, il est plausible que le Parlement européen fasse annuler par la Cour de justice le texte de refonte du mécanisme d’évaluation mutuelle.
Cette hypothèse est d’autant plus envisageable que la Cour a rendu en septembre 2012 un arrêt sur les opérations maritimes de l’Agence européenne aux frontières extérieures - Frontex. En l’espèce, le Parlement européen avait saisi les juges pour faire annuler un texte adopté par le Conseil. Les juges ont donné raison au Parlement européen, considérant que ses droits n’avaient pas été respectés. Voilà qui devrait enhardir les députés européens pour obtenir sur le tapis vert juridique, ce qu’ils n’auraient pas réussi à avoir sur le plan politique. Il ne s’agit que d’une hypothèse pour l’heure, mais rien ne dit que le Parlement européen soit tenté de défier un Conseil dont l’influence ne se dément pas sur les thèmes en lien avec la sécurité.
Les pistes possibles pour l’avenir
La réforme de la gouvernance Schengen est apparue comme un impératif absolu pour les institutions européennes de même que pour les États membres afin d’éviter de rééditer une crise bilatérale comme l’Union l’a vécue avec la France et l’Italie au printemps 2011. En vue de restaurer la confiance mutuelle, il fallait que les États apparaissent comme des partenaires fiables les uns à l’égard des autres, d’où la refonte du mécanisme en matière d’évaluation collective. Or, si le Conseil et le Parlement européen sont d’accord sur le fond, ils divergent quant à la méthode.
Il existe, dès lors, plusieurs options possibles. La première est un modus vivendi entre les institutions européennes, les services juridiques du Conseil et du Parlement européen parvenant à un compromis satisfaisant. La réforme est menée à son terme après bien des péripéties.
La deuxième solution est un affrontement institutionnel. Le Conseil passe en force en adoptant seul la révision du mécanisme d’évaluation collective. Le Parlement européen sera, selon toute vraisemblance, tenté de saisir la Cour de justice pour obtenir l’annulation du texte. En conséquence, d’autres textes législatifs actuellement en cours de discussion pourraient souffrir de cette mésentente. À cet égard, la deuxième branche de la réforme, c’est-à-dire la modification du Code Frontières Schengen aura-t-elle lieu dans les circonstances d’un contentieux ? La question est pertinente puisque le Parlement européen est colégislateur sur ce dossier et il n’est pas assuré qu’il accepte de conclure les négociations sur la modification du Code alors que la révision du mécanisme d’évaluation est en litige.
Si le Parlement européen obtenait satisfaction devant la Cour, la réforme serait susceptible de se voir compromise dans son ensemble puisque, à supposer que la modification du Code Frontières Schengen soit effectuée, le second volet de la révision serait invalidé le cas échéant. En effet, une réforme partielle est difficilement envisageable étant donné l’interdépendance deux dossiers. Le danger est alors une paralysie de cette réforme dans son ensemble.
En conséquence, le Conseil prendra-t-il le risque de persister dans son choix de statuer seul ? Le Parlement européen osera-t-il saisir la Cour pour d’obtenir ce qui s’apparenterait à une victoire à la Pyrrhus : la confirmation par les juges de ses prérogatives de colégislateur mais l’obligation de reprendre dès le départ les discussions sur la révision du mécanisme d’évaluation ? Quid entretemps d’une nouvelle crise migratoire entre deux États membres ?
La réforme de la gouvernance Schengen est susceptible d’échouer alors qu’elle touche au but. Les efforts déployés depuis de nombreux mois seraient vain et la disparition de l’espace Schengen pourrait être à l’ordre du jour une fois encore. Envisager l’hypothèse de l’échec, c’est peut être faire preuve de beaucoup de pessimisme certes, mais force est de constater que l’accouchement du projet de refonte est long et douloureux. Jean Monnet affirmait dans ses Mémoires que « l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises ». La révision de Schengen est probablement l’un des défis les plus importants que doit relever le projet européen dans la période contemporaine. Quel qu’en soit l’issue, la construction de l’Europe s’en trouvera profondément marquée pour les années à venir.
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. Voir l’étude de Jean-François Valynseele, "L’Union européenne à 27 : vers une dégradation de l’espace Schengen ?" Voir
[1] Cet espace est composé des territoires des vingt-sept États membres de l’Union à l’exception du Royaume-Uni, de l’Irlande, de Chypre, de la Roumanie et de la Bulgarie (ces derniers étant candidat), auquel il faut ajouter hors UE : l’Islande, la Norvège, la Suisse et le Liechtenstein.
[2] Pour une présentation plus générale, voir Jean-François Valynseele, « L’Union européenne à 27 : vers une dégradation de l’espace Schengen ? », article publiée sur Diploweb.com le 1er juin 2007.
[3] Chiffres cités dans la communication de la Commission du 24 mai 2011 intitulée « un dialogue pour les migrations, la mobilité et la sécurité avec les pays du Sud de la Méditerrannée » (COM(2011)292), p. 2.
[4] Même si le terme d’arrivée massive est discuté. D’après Virginie Guiraudon, il n’y a pas eu d’afflux massif comparé aux statistiques sur l’immigration clandestine en lien avec les années précédentes (Guiraudon, V., « Schengen, une crise en trompe-l’oeil », Politique étrangère, n° 4, hiver 2011, p. 773-784.
[5] levif.be/info/actualite/international/schengen-le-danemark-prend-les-devants/article-1195009273399.htm
[6] lemonde.fr/europe/article/2011/05/11/le-danemark-souhaite-retablir-des-controles-a-ses-frontieres_1520523_3214.html
[7] presseurop.eu/fr/content/article/650431-suspendre-schengen-une-decision-qui-fait-debat
[8] presseurop.eu/fr/content/news-brief-cover/1024331-le-gouvernement-retablit-schengen-et-les-reformes
[9] euractiv.fr/danemark-renonce-controles-frontieres-article
[10] C’est ainsi que, par exemple, un membre du Senterpartiet (« Parti du Centre », parti eurosceptique membre d’une coalition gouvernementale) a déclaré, en juillet 2012, que les criminels pouvaient entrer plus facilement en Norvège et qu’il importait que le pays surveille lui-même ses frontières. Euractiv du 24 juillet 2012 « La Norvège envisage de quitter Schengen ».
[11] Rapport semestriel sur le fonctionnement de l’espace Schengen (1er novembre 2011 - 30 avril 2012) (COM(2012) 230).
[12] Partij voor de Vrijheid (PVV), parti nationaliste fondé par Geert Wilders.
[13] euranet.eu/fre/Programme-complet/French/Les-Pays-Bas-renforcent-la-videosurveillance-aux-frontieres
[14] Pascouau, Y., Schengen et la solidarité : le fragile équilibre entre confiance et méfiance mutuelles, Projet « La solidarité européenne à l’épreuve », Bruxelles, Notre Europe / European Policy Center, 2012, p. 28.
[15] Marie-Laure Basilien-Gainche (« La remise en cause des accords de Schengen », Paris, CERISCOPE Frontières, 2011.
[16] D’une longueur de 42 673 km pour ce qui est des « frontières bleues » et de 7 721 km pour ce qui est des « frontières vertes » (chiffres avancés par la Commission européenne sur la base des informations de Frontex).