mapes geopolítis i guerra a Ucraïna (diploweb)
Pascal Orcier, professeur agrégé de géographie, docteur, cartographe, auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages. Pascal Orcier est notamment co-auteur avec Romain Dorvek, Philippe Lemarchand, , Nina Plitko, Raymond Woessner de « L’Ukraine. Atlas géopolitique d’une idée européenne », éd. Atlande, 2024.Comment des cartes géopolitiques éclairent-elles la guerre en Ukraine ? Entretien avec P. Orcier
Par , , le 6 octobre 2024, diploweb
Il répond aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb. Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com. Producteur de trois Masterclass sur Udemy : "Les fondamentaux de la puissance" ; "Pourquoi les données numériques sont-elles géopolitiques ?" par Kévin Limonier ; "C’était quoi l’URSS ?" par Jean-Robert Raviot.
Voici une nouvelle fois la preuve qu’un atlas géopolitique peut apporter de l’épaisseur à la compréhension d’un territoire. Les nombreuses cartes rassemblées – et commentées – offrent une compréhension dans l’épaisseur du temps et la profondeur de l’espace, à plusieurs échelles. Un ouvrage, à dire vrai, nécessaire pour éclairer le temps présent, notamment les arrières pensées des acteurs.
Romain Dorvek, Philippe Lemarchand, Pascal Orcier, Nina Plitko, Raymond Woessner signent « L’Ukraine. Atlas géopolitique d’une idée européenne » aux éditions Atlande. Pascal Orcier qui a notamment réalisé une partie des cartes répond aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb.com.
Avec une carte en exemple, sous deux formats JPG et PDF haute qualité d’impression.
Pierre Verluise (P. V. ) : Quelles sont les principales caractéristiques « naturelles » de l’Ukraine, un pays dont la superficie est supérieure à la France.
Pascal Orcier (P. O. ) : Oui, l’Ukraine est le deuxième pays le plus étendu d’Europe après la Russie et avant la France, mais pourtant peu connu et encore peu étudié. C’est une immense plaine, associé à la steppe, traversée par de grands fleuves s’écoulant du nord vers le sud pour se jeter dans la mer Noire : le Dniestr, le Boug méridional, la Volga. Un bout des Carpates à l’ouest, et l’avancée dans la mer que constitue la Crimée au sud. On associe généralement l’Ukraine au Tchernoziom, les « terres noires » fertiles, qui ont fait de l’Ukraine un « grenier à blé ». C’est pourquoi le couvert forestier est bien moins étendu qu’en Russie et en Biélorussie voisines. On a un climat de type continental, donc chaud en été et froid en hiver, mais la mer Noire tempère ce climat, prolonge les influences méditerranéennes au sud du pays. Les paysages de Crimée rappellent beaucoup ceux du sud de la France
P. V. : Quels sont les périodes historiques qui sont aujourd’hui des points d’appui pour la mémoire collective ; et à l’inverse quels sont les moments repoussoirs ?
P. O. : Les points d’appui de la mémoire collective ce sont les périodes de résistance aux envahisseurs : d’abord les Scythes, durant l’Antiquité, qui ont limité la pénétration des Grecs et des Romains ; puis au Moyen-Âge le proto-État qu’a été la Rus de Kiev, que revendique aussi la Russie ; la période de l’Hetmanat cosaque aux XVIIe et XVIIIe s., qui a vu une partie de l’aristocratie ukrainienne orthodoxe chercher à constituer un État face aux Polonais, aux Russes et aux Ottomans ; bien sur le « moment » de la brève indépendance de 1918-1921, où les aspirations ukrainiennes ont été anéanties et derrière, l’Holodomor [1]qui a été intégré au récit national et est devenu d’une certaine manière une des matrices de l’identité ukrainienne. L’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986 marque le début de la contestation et de la dénonciation des défaillances du système soviétique… et fait du territoire contaminé un martyr. Difficile de parler de repoussoir de façon unilatérale car la domination de la Russie tsariste a largement contribué à ouvrir et moderniser le pays : fondation d’Odessa, chemins de fer, révolution industrielle… Kiev était en 1914 la 4e ville de l’empire des tsars et le Donbass est devenu le cœur industriel du pays. De même, la période soviétique poststalinienne est celle de la reconstruction, des grands travaux d’aménagement et de modernisation. Et il ne faut pas oublier que l’Ukraine a donné à l’URSS plusieurs dirigeants. Le grand moment repoussoir, c’est la décennie 1940, avec les doubles crimes des Nazis, avec l’extermination massive des Juifs et les déportations staliniennes de l’immédiat après-guerre.
P. V. : Pourriez-vous nous expliquer à grands traits le moment de l’empire polono-lituanien puis les partages de la Pologne et les héritages de ces évènements sur la géopolitique ukrainienne, y compris dans les esprits et les actions des Polonais et des Lituaniens quand ils soutiennent l’Ukraine.
P. O. : C’est un moment où les Ukrainiens, intégrés à la Pologne, participent à l’histoire européenne dans le cadre de cet État multinational et pluri-religieux ; mais c’est aussi un moment de prise de conscience d’une différence religieuse notable et d’un sentiment de domination sociale et culturelle par les Polonais, au sein de la noblesse ukrainienne. L’identité ukrainienne émerge sous cette « protection » polonaise vis-à-vis de la Russie, au sein d’une élite, mais je dirais dans un jeu entre puissances rivales : on joue la Pologne contre la Russie, puis la Russie contre les Ottomans… On ne peut alors compter ni sur la France, ni sur l’Angleterre, ni sur l’Espagne ! L’indépendance de l’Ukraine en 1991 ouvre une nouvelle ère, mais le poids des héritages soviétiques est très lourd, sur le territoire comme dans les esprits. L’Ukraine redécouvre un voisinage européen qui n’est ni hostile ni prédateur… et dont le modèle de transition et de développement vers l’économie de marché et la démocratie séduit. Le vécu des Polonais et des Lituaniens au XXe s. en matière de répression autoritaire et de destruction nationale crée une proximité entre anciens peuples dominés et opprimés, une histoire, une mémoire commune que n’ont pas les Européens de l’Ouest pour qui Hitler incarne le mal absolu. Pour les trois pays et pour d’autres, la figure du mal, c’est Staline !
P. V. : Le processus de la candidature et plus encore de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne aura(it) probablement des effets sur la (re)distribution de la manne de la Politique agricole commune. Les intenses bombardements russes ne risquent-ils pas de polluer les terres agricoles, de rendre dangereuse les travaux des champs, et finalement de réduire pour longtemps les capacités agricoles ukrainiennes ?
P. O. : Oui, c’est certain et cela explique déjà les oppositions polonaises à laisser les grains ukrainiens transiter par son sol, car cela pourrait créer une concurrence déloyale puisque les blés ukrainiens coûtent moins cher à la production. L’étiquette de « grenier à blé » est un héritage de la propagande soviétique qui a accompagné la mise en place d’un front pionnier de colonisation des terres noires au XXe siècle, qui devait montrer la supériorité du modèle agricole de développement soviétique. Dans les années 1920-1930 le cinéma soviétique a contribué à forger cet imaginaire, comme le film de Sergei Eisenstein « La Ligne générale » (1929) ; la grande plaine ukrainienne a servi de laboratoire et de vitrine aux exploitations collectives, au détriment de la petit paysannerie traditionnelle ; et cela s’est aussi fait au mépris de l’environnement et a entrainé une dégradation accélérée des terres. Depuis vingt ans, des entreprises d’agro-business notamment asiatiques se sont implantées dans le pays, qui connait par ailleurs un déclin démographique et alors que des terres anciennement cultivées sont retournées à l’état de friches. Depuis le début du conflit, en 2014, l’Ukraine a de fait perdu d’importantes terres agricoles dans le Donbass et en Crimée, qui profitent depuis lors à la Russie. Les combats, bombardements et opérations de minage rendent inutilisables à court terme d’importantes zones agricoles, sans oublier celles inondées par la rupture intentionnelle du barrage de Nova Kakhovka (6 juin 2023) qui a déversé d’importants polluants. Il y a aussi les anciennes retombées radioactives de la centrale de Tchernobyl… La coopération internationale pourra permettre de remettre en activité certaines terres, comme cela s’est fait dans les zones ravagées par les guerres de tranchées dans la France des années 1920 si le potentiel humain de ces régions est sauvegardé ou reconstitué. La détection par satellite et drones pourrait accélérer de déminage. Mais combien d’années faudra-t-il ? N’oublions pas les précédents du Cambodge et de la Bosnie.
P. V. : La guerre russe relancée le 24 février 2022 contre l’Ukraine repose notamment sur la destruction quasi-systématique des réseaux de distribution d’énergie mais aussi de transport. Quel est l’état présent de ces réseaux. La destruction massive des infrastructures ne constitue-t-elle pas un défi majeur pour une intégration à l’UE ?
P. O. : Je dirais oui et non. Oui parce que cela grève le potentiel productif et allonge le temps de la reconstruction du pays… mais ce ne sont pas des critères en soi pour une adhésion. Les réseaux sont soumis à des pressions quotidiennes, mais le pays s’adapte, s’équipe en générateurs de secours, décentralise finalement sa production pour mieux résister. Au moment de l’attaque russe de 2022 l’Ukraine s’apprêtait à raccorder son réseau électrique au réseau européen et à se déconnecter du réseau russe ! Tout un symbole ! En revanche, cela oblige le pays à accélérer sa transition énergétique et une reconstruction aux normes européennes des logements et de l’appareil productif. Abandonner le charbon pour de l’éolien et du solaire, et pourquoi pas des réacteurs EPR ? Ce serait ça, l’européanisation énergétique.
P. V. : Pourquoi les enjeux démographiques, déjà alarmants depuis plusieurs décennies, deviennent-ils majeurs – et peut-être décisifs – depuis 2022 ?
P. O. : L’Ukraine a perdu 20% de sa population depuis 1991, soit un habitant sur cinq ! Il y a eu des départs vers la Russie, et une émigration vers l’Ouest. Mais surtout, c’est la chute de la natalité, combinée à la dégradation du système de santé dans les années 1990, une hausse de la consommation d’alcool, de stupéfiants et l’arrivée du SIDA qui ont fragilisé la population. Les départs de travailleurs vers la Pologne ont créé un manque pour assurer le développement local, et les pertes militaires sur des générations déjà moins nombreuses que celles de leurs parents font peser de lourdes incertitudes sur ces prochaines décennies. Qui va reconstruire le pays ? Cette préoccupation est présente au sein de l’armée ukrainienne où les chefs s’efforcent d’économiser les hommes autant que les munitions. Alors que côté russe on joue le nombre et on accepte des pertes supérieures, largement « indemnisées ». L’État russe « achète » des vies russes et aussi étrangères pour continuer sa guerre. C’est très asiatique comme logique d’ailleurs : qu’importe le nombre de vies perdues, pourvu que le régime tienne et que le projet aboutisse : c’est l’URSS de Staline ; la Chine de Mao, la Corée du Nord des Kim… L’Ukraine joue la survie de son identité et de son peuple. Il faut donc absolument que les Ukrainiens demeurent.
P. V. : Quelles sont les conséquences géopolitiques majeures de la guerre russe en Ukraine ?
P. O. : Les conséquences géopolitiques de la guerre russe en Ukraine peuvent se lire à plusieurs niveaux. Tout d’abord, cela a accéléré la cohésion de l’Ukraine autour de son identité nationale (qui ne faisait pas consensus il y a encore vingt ans), l’esprit de résistance, le vécu des bombardements et des drames collectifs (Marioupol, Boutcha).C’est aussi une reconnaissance de l’européanité du pays et une légitimation de son aspiration à rejoindre l’UE et l’OTAN (La France et l’Allemagne y étaient jusqu’alors réticentes voire opposées). Cela oblige les Européens à repenser leur défense et relancer les dépenses dans le domaine donc des industries. Une nouvelle instance européenne est née, la Communauté politique européenne qui regroupe maintenant l’ensemble des États européens à l’exception de la Russie et la Biélorussie devenues des parias. Cela fait bouger les opinions publiques européennes sur le rapport à la guerre, dont elles se croyaient à l’abri. Finlande et Suède ont finalement rejoint l’OTAN, le Danemark a mis fin à sa dérogation sur la défense commune européenne, la Suisse se questionne sur sa neutralité… Je pense que cela accélère aussi la satellisation de la Russie par la Chine [2]. De manière générale, cette guerre en Europe contribue encore à affaiblir la voix, la place et de poids de l’Europe dans les affaires mondiales, accélère le désengagement européen en Afrique au profit des nouvelles puissances (Chine, Inde, Turquie, Arabie Saoudite). En parallèle, le groupe des BRICS s’est renforcé de nouveaux membres et entend s’affirmer comme un contrepoids aux Occidentaux… Les votes à l’ONU ont montré que les Européens avaient du mal à mobiliser au-delà de l’Occident et fait monter les critiques des pays du sud sur le désintérêt de ce même Occident pour les conflits en cours en Afrique et au Moyen-Orient… Bref, je dirais que cette guerre accélère une recomposition déjà engagée.
Copyright Octobre 2024-Orcier/Diploweb.com
Voir la carte de l’Ukraine. Le temps des empires au format PDF haute qualité d’impression
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. Romain Dorvek, Philippe Lemarchand, Pascal Orcier, Nina Plitko, Raymond Woessner, « L’Ukraine. Atlas géopolitique d’une idée européenne », éd. Atlande
4e de couverture
Pourquoi l’Ukraine ? Signifiant “marge” en russe, l’Ukraine est, après la Russie, le plus grand pays d’Europe. En tant que nation indépendante, un des plus jeunes aussi. Démographiquement l’un des plus vieux et également l’un des plus pauvres.
Pourquoi la Russie de Poutine en veut-elle tellement à cette nation qui lui résiste ? Pourquoi le maître du Kremlin traite-il ses dirigeants de nazis ? Comment s’est forgée l’identité nationale d’un pays divers linguistiquement et religieusement ? Comment a été construit son roman national ?
En quoi le drame qui se joue à nos portes impacte-t-il le futur du continent ?
L’ouvrage propose des réponses à ces différentes questions et analyse les ressorts de l’ukrainité aujourd’hui, de ce qui fonde sa volonté d’arrimage à l’Europe, son choix, après diverses hésitations, de la démocratie, d’une définition de la nation comme communauté de destin, proche de la conception française et de plus en plus éloignée de tout nationalisme ethnique.
L’ouvrage conclut que ce que craint Poutine est celle d’un contre-exemple, la preuve vivante qu’une société de culture russe peut être libérale, lointain écho de la défiance de Pékin contre la démocratique Taïwan.
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[1] NDLR : Au sujet de l’Holodomor, Alexandra Goujon écrit : « Côté ukrainien, la perception de la Russie a changé après 2014. Avant 2014, une partie de la population ukrainienne, considérait déjà la Russie comme une puissance dominante qui a fait du mal à l’Ukraine (avec la famine organisée de 1932-1933, appelée Holodomor, qui a fait 4 millions de morts, les purges des élites politiques et intellectuelles, les répressions régulières), et qui l’a empêchée d’être indépendante ». Extrait de « L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre. Entretien avec Alexandra Goujon », Diploweb.com, avril 2022
https://www.diploweb.com/L-Ukraine-de-l-independance-a-la-guerre-Entretien-avec-Alexandra-Goujon.html
[2] NDLR : Si la République populaire de Chine devenait un acteur décisif de l’issue politique de la guerre engagée par la Russie contre l’Ukraine (2014- ), ce serait probablement la prise d’un atout majeur de Pékin sur Moscou… et d’autres acteurs internationaux dont l’UE.