>> Le Yémen en crise. Essai d’analyse géopolitique

 

Par Patrice GOURDIN, le 10 juillet 2011, diploweb

Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne les relations internationales et la géopolitique auprès des élèves-officiers de l’Ecole de l’Air. Auteur de Géopolitiques, manuel pratique, Paris, 2010, Choiseul, 736 pages.

L’auteur propose ici une remarquable mise en perspective géopolitique de la crise politique ouverte au Yémen le 27 janvier 2011. Un document précieux pour en comprendre les origines, les moments clés et les enjeux.

LE 25 décembre 2009, Omar Farouk Abdulmutallab, un Nigérian membre d’al-Qaïda et venu du Yémen, tenta de faire exploser un avion de ligne américain. La communauté internationale dut à nouveau porter son attention sur le sud de la Péninsule Arabique. L’inquiétude grandit encore depuis le 27 janvier 2011, jour où débuta un ample mouvement de contestation contre le président Ali Abdallah Saleh, provisoirement (?) écarté après l’attentat qui l’a blessé le 3 juin 2011. La situation géopolitique complexe de ce pays ne peut se comprendre qu’en appréhendant des niveaux spatiaux différents qui interfèrent plus ou moins entre eux et influent directement ou indirectement sur le destin du monde.

Déshérité, mal gouverné et mal (ré)unifié, le Yémen comporte deux zones particulièrement agitées : la province de Saada, au Nord, et la partie sud (ex-République démocratique et populaire du Yémen). Si les litiges territoriaux avec les voisins sont apaisés, les ambitions de l’Arabie Saoudite ne semblent pas éteintes et Riyad demeure très préoccupée par la porosité des frontières. Les puissances rivales de la région manipulèrent et manipulent probablement encore les éléments instables de la population yéménite. Ses côtes ouvertes sur des pays en crise et sur l’un des axes maritimes les plus importants pour les pays de la région et les États industrialisés d’Asie, d’Amérique et d’Europe en font un enjeu régional et mondial. Berceau de la famille ben Laden, le pays abrite des éléments d’al-Qaïda, ce qui le place parmi les États préoccupant la communauté internationale.

Le pays le plus pauvre du Proche-Orient

Vaste pratiquement comme la France, le Yémen (527 968 km2) compte presque autant d’habitants – 23 580 000 – que l’Arabie Saoudite – 25 721 000. Si l’on excepte la bande littorale, frappée d’une chaleur accablante, ce pays, autrefois appelé “Arabie heureuse“, fut une région prospère. L’agriculture y était florissante car irriguée grâce à l’humidité apportée sur ses hauts plateaux et ses montagnes par la mousson d’été. Elle tirait également un excellent parti de sa position de carrefour sur la route commerciale entre l’Éthiopie et le monde iranien, ainsi qu’entre l’océan Indien et la mer Méditerranée.

Toutefois, les choses ont changé : c’est aujourd’hui le pays le plus pauvre de la région (revenu annuel par habitant : 1 108 $ ; Arabie Saoudite : 14 871 $ ; Qatar : 75 956 $). Et ses modestes revenus pétroliers (qui assurent 70% des ressources de l’État) vont s’amenuisant, au fur et à mesure que les gisements s’épuisent. Massifs, l’analphabétisme (50% de la population) et le chômage (au moins 35% de la population active) ne peuvent que s’accroître, alors que près de la moitié de la population a moins de 15 ans et que le pays a l’un des taux d’accroissement naturel les plus élevés du monde (3,45% en 2010). L’agriculture ne parvient pas à couvrir les besoins alimentaires du pays, ce qu’aggrave l’extension de la culture du qat, plante dont les feuilles, qui contiennent une substance psychotrope, sont traditionnellement mâchées par une grande partie de la population. Cette production contribue largement à la raréfaction des ressources en eau, laquelle résulte également de la croissance démographique et de l’urbanisation galopante. Les troubles politiques de 2011 exacerbent la pénurie (rupture des approvisionnements, spéculation), au point que Sanaa pourrait devenir la première capitale littéralement “morte de soif“. Depuis l’unification des Yémen du Nord et du Sud, en 1990, le port d’Aden végète. Les activités industrielles du pays sont fort modestes.

Ce tableau de désolation ne serait pas complet si l’on ne mentionnait la malgouvernance, cause de la crise politique ouverte le 27 janvier 2011, avec le début des manifestations réclamant le départ du président Saleh : corruption, népotisme, autoritarisme, tribalisme (les 75 tribus, regroupées en confédérations, jouent un rôle politique non négligeable, tant comme acteurs que comme objets), incurie et discriminations rongent le pays. Le Yémen paraît bien mériter son qualificatif d’État « inachevé ».

Un islam pluriel

Les Yéménites se convertirent à l’islam parmi les premiers et se trouvèrent en nombre dans les rangs des armées qui conquirent les terres qui formèrent l’empire musulman arabe. Ils trouvèrent là matière à utiliser et entretenir des traditions guerrières anciennes, qui persistent de nos jours. Pratiquement tous musulmans, ils se partagent entre sunnites – environ les deux tiers – et shiites – environ un tiers. Leur dispersion dans l’espace national accentue le contraste lié à la géographie : minoritaires dans la population totale, largement absents des régions du pays ouvertes sur l’extérieur (le sud et l’ouest), les shiites sont majoritaires dans la partie isolée qui se trouve au nord de Yarim.

Plusieurs mouvements politico-religieux opposés aux califes abbassides sunnites trouvèrent refuge dans les montagnes du nord, difficiles d’accès. Parmi ceux-là, les shiites zaydites, sous la direction de Yahia Ibn Hussein al-Rassi, fondèrent un imamat en 897. Établi dans la région de Saada, inexpugnable, convertissant et manœuvrant habilement les tribus locales, divisées et instables, exerçant une pression irrésistible sur les populations des plaines et de la côte, celui-ci gouverna le pays pendant pratiquement un millénaire. Il fut aboli en 1962.

La marginalisation des populations shiites suscita la nostalgie de cette époque et nourrit un mécontentement qui s’exprime par le vote en faveur du parti d’opposition Al Haq, et qui tourna à la révolte ouverte en 2004, sous la direction d’Hussein Bader al-Din al-Houthi. Issu d’une lignée de sayyid (descendants de Mahomet par Fatima) chefs d’un clan puissant sous l’imamat, il fonda, en 1997, le mouvement des “Jeunes Croyants“ ( Chahab Al Mu’min ), s’appuyant sur un élément essentiel de la doctrine zaydite qui considère la révolte contre un dirigeant injuste comme un devoir religieux. Renouant avec la pratique de l’imamat zaydite, la guérilla houthiste tient les montagnes de la province de Saada. Abdel Malek al-Houthi la dirige depuis la mort de son père au combat, quelques semaines après le début de l’insurrection. Toutefois, les shiites ne se retrouvent pas tous dans le combat des houthistes, à commencer par ceux qui soutiennent le président Saleh, lui-même zaydite ! Eu égard au rejet suscité par l’antishiisme extrême et l’expansionnisme territorial des Saoudiens, il apparaît mobilisateur de dénoncer les sirènes wahhabites auxquelles celui-ci aurait succombé.

Malgouvernance et poids des tribus

Cependant, les racines du conflit se trouvent ailleurs. D’une part, dans le sous-emploi, le manque d’établissements scolaires et l’absence de développement économique qui affectent particulièrement la région. Ce qui éclaire l’évolution du houthisme, du communautarisme vers la contestation - fédératrice - des défaillances du régime Saleh.

D’autre part, dans les contentieux chroniques qui opposent des clans ou des tribus entre eux. En effet, depuis la guerre civile qui affronta l’imam Mohamed al-Badr au général Abdallah al-Sallah (1962-1970), une partie des tribus et des clans du nord et de l’est de l’ex-Yémen du Nord demeurent peu ou pas contrôlées par le pouvoir central. Leur résistance aux républicains et aux troupes égyptiennes venues prêter main forte à ces derniers renforcèrent leur poids politique et leur capacité militaire, mais suscitèrent la méfiance sinon l’hostilité du gouvernement. Celui-ci se montre donc peu enclin à leur attribuer davantage de pouvoir et une part plus importante des ressources du pays, entretenant par là leur mécontentement. Ce cercle vicieux explique le pessimisme de certains observateurs au sujet du cessez-le-feu conclu en février 2010 et de l’accord de paix qui suivit, le 26 août. De fait, le 27 janvier 2011, au premier jour des manifestations contre le président Saleh, les houthistes reprirent les armes et s’emparèrent de plusieurs districts des provinces d’Al-Jawf et de Mareb. Depuis le 22 mars 2011, ils contrôlent Saada.

Quant aux autres tribus et clans, leur soutien fut littéralement « acheté » par les républicains, qui leur distribuèrent armes et subsides durant la guerre civile, puis instaurèrent, après leur victoire, un « tribalisme d’État » [1] . Ainsi, les cheikhs virent leur pouvoir arbitral traditionnel renforcé par leur rôle d’intermédiaires entre le gouvernement et leurs tribus, notamment pour la redistribution d’une part de l’argent versé par Sanaa. Au premier plan s’affirment la confédération des Hashid, dirigée par la famille al-Ahmar, et la confédération des Bakil. Mais, depuis son accession au pouvoir (1978), le président Saleh favorise la tribu Sanhan (de la confédération Hashid), notamment son clan : les Afaash. Pour ce qui le concerne, en dépit de l’objectif politique proclamé et prétendument atteint (le socialisme), le Sud demeura, lui aussi, très influencé par les solidarités tribales, comme le mit crûment en lumière la guerre civile de 1986.

Une (ré)unification problématique

Le 22 mai 1990, une médiation irakienne déboucha sur l’unification des deux États antagonistes, fruits de la colonisation : la République arabe du Yémen, proclamée au Nord en 1962, après l’abolition de la théocratie, dont la capitale se trouvait à Sanaa, et la République démocratique et populaire du Yémen, héritière de la Fédération d’Arabie du Sud, créée la même année, avec Aden pour capitale.

Uni sous l’imamat zaydite depuis le IXe siècle, le Yémen avait perdu Aden au profit des Britanniques en 1839, puis ses provinces côtières passées aux mains des Turcs et des Anglais entre 1849 et 1905. En 1918, le Nord recouvra l’indépendance, tandis que le Sud demeura sous contrôle britannique jusqu’en 1967. Ayant choisi des orientations politiques et des alliances radicalement opposées, les deux pays connurent une tension permanente, de nombreux accrochages frontaliers et même deux guerres (octobre 1972, puis mars 1979). La question des relations avec Aden occupa une place centrale dans la vie politique tumultueuse et passablement sanglante de Sanaa. Ainsi, rien d’étonnant à ce que la coexistence entre les deux parties du Yémen soit complexe et conflictuelle.

Les habitants du Sud s’estimèrent perdants dans la (ré)unification de 1990 et se révoltèrent en 1994 (du 5 mai au 7 juillet). En quelques mois, les forces venues du Nord écrasèrent la rébellion. Depuis lors, le mécontentement va croissant : les Nordistes accaparent le pouvoir, les postes dans l’armée et la fonction publique (des dizaines de militaires et de fonctionnaires sudistes furent mis à la retraite d’office) ainsi que les biens nationalisés avant 1990. Les Sudistes dénoncent également des pratiques discriminatoires dans l’accès à l’université ou aux emplois et dans le déroulement des carrières ou la redistribution des revenus tirés du pétrole, dont une part des gisements se trouve dans la partie méridionale du pays et dont une part de la production est exportée par Aden. Enfin, les autorités restaurèrent ou renforcèrent les mécanismes tribaux pour tenter de reprendre le contrôle de la population, d’une part en s’imposant comme l’arbitre indispensable dans les vendettas, d’autre part, en achetant la loyauté de cheikhs rétablis ou confortés dans leur autorité.

À partir de 2007, des assemblées intertribales et interprovinciales se sont tenues en dehors du pouvoir et ont décidé de renoncer aux vendettas pour réaliser l’union contre la politique du gouvernement. Depuis lors, sous la direction d’Al Harak Al Janouby (le Mouvement du Sud, animé notamment par le général Ali Mohammed Assadi), l’agitation, résolue mais non-violente, n’a pas cessé, contestant non pas l’unification elle-même, mais ses modalités. Elle prend de l’ampleur depuis le début du mouvement réclamant la démission du président Saleh, en janvier 2011. En dépit de l’existence d’une Commission nationale suprême pour l’indépendance du Sud, présidée par le très respecté général Nasser al-Nouba, l’espace national ne semble pas menacé de fragmentation courant juin 2011. Mais il paraît urgent de réformer les institutions pour modifier la répartition du pouvoir et des ressources entre ses différents sous-ensembles. Alors que les conseils locaux ou de communautés prolifèrent depuis janvier 2011, que la majorité des membres du mouvement Al Harak Al Janouby semblent réclamer désormais le retour à l’indépendance et qu’un mouvement sécessionniste désireux de restaurer l’ancien sultanat travaille la province de l’Hadramaout (bien dotée en hydrocarbures et disposant du terminal d’Ash Shihr), certains Sudistes évoquent une solution fédérale. Option d’ailleurs esquissée le 2 février 2011, lorsque le président Saleh proposa que les gouverneurs des provinces soient désormais élus.

Le constat établi en 1999 demeure valable : le pays « apparaît plus aujourd’hui comme la prolongation de la République Arabe du Yémen que comme une tentative originale de fusion des régimes de Sanaa et d’Aden » [2]. Avec l’ajout d’un facteur aggravant : la dérive patrimoniale du régime du président Saleh, détonateur de la contestation démarrée en janvier 2011. Toutefois, l’opposition au pouvoir monopolisé par le Congrès général du peuple se caractérise par une grande hétérogénéité. À côté des jeunes gens éduqués et en grande partie chômeurs des centres urbains (Sanaa, Aden, Taiz - la capitale intellectuelle - , en premier lieu) inspirés par les mouvements tunisien et égyptien de l’hiver 2010-2011, se dressent les Sudistes (au demeurant divisés, nous l’avons vu), les houthistes, des cheikhs conservateurs dont l’autorité sur leurs tribus est amoindrie par la baisse des subsides versés par le gouvernement, aussi et peut-être surtout la puissante famille al-Ahmar qui soutint de 1978 à 1997 le président Saleh et dirige le parti islamo-tribal al-Islah (créé en 1990), depuis 2006 pilier, avec les socialistes, de l’opposition parlementaire au Congrès général du peuple. Sans oublier le rôle de l’armée, elle-même divisée.

Un élément de la stabilité régionale

Le pays avait des contentieux frontaliers avec ses trois voisins : Oman (bornage incomplet), l’Arabie Saoudite (contrôle de zones aquifères et pétrolières) et l’Érythrée (possession des îles Hanish, clé de l’accès à la mer Rouge). Finalement, la diplomatie l’emporta : accord de 1992 avec Oman, arbitrage de la Cour internationale de justice rétablissant, en 1998, la souveraineté de Sanaa sur les Hanish, traité de 2000 avec Riyad.

Situé au sud de la péninsule Arabique, le Yémen occupe une position de carrefour stratégique majeur entre l’Asie, l’Afrique et la mer Méditerranée, qui en fait un enjeu régional. Ainsi, lorsque, en septembre 1962, le général Abdallah al-Sallah renversa l’imam al-Badr et proclama la république, la guerre civile qui s’ensuivit suscita immédiatement l’ingérence de certains États de la région. Elle impliqua, du côté monarchiste, l’Arabie Saoudite et la Jordanie, tenants du maintien de l’ordre établi dans la région, tandis que l’Égypte soutenait ceux qui se présentaient comme des progressistes. Nasser se retrouva enlisé dans un conflit qui mobilisa jusqu’à 70 000 soldats égyptiens. La défaite arabe face à Israël, en juin 1967, contraignit le Raïs à retirer ses troupes, ce qui entraîna l’arrêt de l’ingérence jordano-saoudienne.

L’Arabie Saoudite amputa le territoire de l’imamat zaydite : une partie de l’Assir, en 1921, le reste de l’Assir ainsi que les régions de Najran et de Jizan, en 1934. Cela explique le sentiment anti-saoudien assez répandu au Yémen, sauf dans un certain nombre de familles sunnites rigoristes et liées financièrement à la monarchie saoudienne, comme la famille al-Ahmar, qui garantit l’accord signé en 2000 qui entérinait ces annexions. Riyad implanta un réseau d’écoles religieuses salafistes en vue d’éliminer l’“hérésie“ zaydite. Il se pourrait que l’Arabie Saoudite vise la province de l’Hadramaout, dont les réserves pétrolières viendraient compléter celles du royaume, et dont la côte offrirait à Riyad une façade sur l’Océan Indien.

Peu désireuse de voir un voisin pauvre presque aussi peuplé qu’elle devenir une menace, l’Arabie Saoudite œuvre constamment, ouvertement ou discrètement, à l’affaiblissement du Yémen. Ibn Saoud, le bâtisseur de la puissance qui porte son nom, aurait recommandé à ses successeurs de toujours entraver le Yémen. L’Arabie Saoudite vit donc d’un très mauvais œil la réunification de 1990. L’on peut d’ailleurs penser que Saddam Hussein, artisan de cette fusion, entendait bien créer un problème à Riyad. Fin 1990, mécontente de l’attitude peu amicale de Sanaa à son endroit face à la menace irakienne, l’Arabie Saoudite supprima son aide financière et renvoya 800 000 travailleurs yéménites chez eux. Depuis, elle continue à faire feu de tout bois pour limiter les capacités de son voisin. Ainsi la retrouva-t-on derrière la révolte des Sudistes (pourtant emmenés par l’ancien communiste Ali Salim al-Baidh), en 1994, tandis que, parallèlement, elle finance le parti islamiste al-Islah (issu des Frères musulmans, créé en 1990) d’Abdallah Hussein al-Ahmar, puissant parmi les membres des turbulentes tribus du Nord.

La guérilla houthiste, active depuis 2004, s’appuie sur la complicité de la tribu des Qairis, qui vit de part et d’autre de la frontière yéméno-saoudienne. L’intervention ouverte des forces de Riyad, entre novembre 2009 et février 2010, visait à préserver l’intégrité territoriale et la sécurité de l’Arabie Saoudite. Celle-ci redouterait le soulèvement des tribus frontalières et les infiltrations d’éléments hostiles. Bref, si elle ne souhaite pas le bien du Yémen, elle ne veut toutefois pas que celui-ci devienne une source de déstabilisation. Cela l’amène à jouer un jeu complexe et ambigu qui rappelle celui du Pakistan en Afghanistan.

Riyad voit la main de son rival religieux et régional, l’Iran, derrière la révolte houthiste. Rien ne permet de l’affirmer, mais ce n’est pas invraisemblable, si l’on se réfère, par exemple, au discours de soutien prononcé par le président du Parlement iranien, Ali Larijani, en 2009. À l’instar du Hezbollah libanais, ce mouvement ne serait-il pas en passe de s’emparer d’une bande de terrain avec accès à la mer, qui en ferait un instrument de déstabilisation de l’Arabie Saoudite ? Cependant, le shiisme des zaydites se dissocie largement du shiisme duodécimain des Iraniens, voire s’y oppose sur certains points (en particulier, leur imam de référence est le cinquième, Zayd). En outre, l’Iran a ses propres populations séparatistes (Baloutches, Kurdes, Azéris) qu’il ne serait certainement pas difficile à une puissance aussi riche que l’Arabie Saoudite de soulever. Ce qui inciterait plutôt Téhéran à la prudence, d’où, peut-être, sa discrétion depuis le début de la crise.

De loin le pays de la région le plus amical envers le Yémen, l’émirat du Qatar essaie de jouer les médiateurs dans la guerre contre les houthistes. Ces bons offices s’inscrivent dans sa tentative de réduire l’influence de Riyad au sein du Conseil de coopération du Golfe. Les éphémères traités de février 2008 et d’août 2010 furent signés sous son égide. L’Arabie Saoudite ne manqua d’ailleurs pas de dénoncer – sans produire de preuve convaincante – une collusion entre Doha et Téhéran.

Depuis le début de la contestation politique, le Conseil de coopération des États arabes du Golfe (Arabie Saoudite, Émirats arabes unis, Oman, Qatar, Koweït, Bahreïn) procède à des tentatives de médiation. En effet, le Yémen peut menacer la sécurité de la Péninsule Arabique de deux manières : en devenant le bastion d’où al-Qaïda pourrait déstabiliser les régimes en place ; en relançant les revendications des minorités shiites si les houthistes l’emportaient. Mais le président Saleh s’est joué de ses interlocuteurs et a dénoncé tous les compromis négociés depuis avril 2011 avec le Conseil de coopération du Golfe. Le rejet de celui du 22 mai 2011, donna le signal de l’offensive lancée à Sanaa le 23 mai 2011 par les forces gouvernementales contre le palais de la famille al-Ahmar où des centaines de chefs tribaux étaient réunis pour organiser une médiation. La crédibilité du Conseil de coopération du Golfe s’en trouve considérablement amoindrie, mais ce dernier demeure néanmoins l’instance la mieux à même de négocier une issue pacifique, comme le montre la reprise des discussions sous son égide, en juin 2011.

Une possible “zone grise“

Sa position de carrefour stratégique majeur érige également le Yémen en enjeu international. Les Britanniques l’avaient observé très tôt et ils firent du port d’Aden l’un de leurs principaux points d’appui entre 1839 et 1967. Pour disposer d’une position leur permettant d’agir dans l’océan Indien (où se trouve, depuis 1966, une base américaine essentielle : Diego Garcia), les Soviétiques entretinrent d’étroites relations avec la République démocratique et populaire du Yémen (traité d’amitié et de coopération signé en 1979) et leur flotte de guerre fut présente à Aden jusqu’en 1990.

Le Yémen voisine la plus importante concentration mondiale de pays producteurs-exportateurs de pétrole. Il partage avec l’Arabie Saoudite 1 458 kilomètres d’une frontière pratiquement incontrôlable, comme le montre la tentative avortée de construction d’un “mur de séparation“ en 2004. Sur la mer Rouge, le détroit de Bab-el Mandeb et le Golfe d’Aden, il dispose d’une grande façade maritime (1 906 kilomètres), fort mal surveillée et infestée de pirates, au large de laquelle transitent 3 000 000 de barils de pétrole par jour et une part importante du commerce international.

Il se trouve à proximité de vastes “zones grises“ : régions contrôlées par des tribus, États faibles ou faillis comme la Somalie, le Soudan, l’Irak, le Pakistan ou l’Afghanistan. Le défaut de surveillance efficace permet des allées et venues aisées entre certaines régions reculées du pays et ces lieux de crise ou de guerre.

L’effondrement de l’État – un État au demeurant encore embryonnaire – n’est pas encore consommé au Yémen, mais il semble en bonne voie, si l’on peut dire. Savoir à quelle distance de la faillite complète il se trouve apparaît comme un débat oiseux. Ce qui importe, c’est l’instabilité qui menace de l’emporter, comme la crise ouverte le 27 janvier 2011 le montre. Dans cette hypothèse, sur la majeure partie (près de 6 000 kilomètres) de la bande qui s’étend de Mogadiscio à Gwadar, se trouverait le plus long et le plus dangereux “littoral gris“ de la planète.

Une base terroriste ?

Alors qu’al-Qaïda recule en Arabie Saoudite et en Irak, semble contenue dans l’espace saharo-sahélien et se trouve soumise à une très forte pression en Afghanistan et au Pakistan, responsables et experts de la lutte antiterroriste envisagent que le Yémen devienne son nouvel épicentre. La situation du pays offre plusieurs caractéristiques susceptibles d’étayer cette crainte.

Terre de foi rigoriste, le Yémen a fourni un important contingent de combattants au djihad international depuis la guerre d’Afghanistan, en 1979. Près de la moitié des prisonniers regroupés par les Américains à Guantanamo après les attentats de 2001 étaient de nationalité yéménite, par exemple. Fin 1989, le président Saleh et l’Arabie Saoudite commanditèrent des actions militaires menées contre le régime socialiste du Sud, à partir des montagnes de la province d’Abyan, par des djihadistes que commandait Tariq al-Fadhli, un vétéran d’Afghanistan. Ces forces participèrent également à la répression de l’insurrection sudiste en 1994.

Entité non-étatique criminelle, al-Qaïda procède de façon opportuniste. La présence d’un pouvoir faible et discrédité par la corruption, d’une rébellion au nord, d’un mouvement protestataire au sud, ainsi que l’éruption récente d’une contestation plus générale contre la pauvreté et le chômage expliquent qu’elle ait jeté son dévolu sur le Yémen et tente d’en faire sa nouvelle place forte. Ajoutons l’intérêt stratégique du pays, son relief propice à la guérilla comme à la sanctuarisation de camps, et la prégnance des tribus, qui pratiquent un code de l’honneur sacralisant l’hospitalité. Tout cela présente une troublante ressemblance avec le havre pachtoun d’Afghanistan perdu en 2001 par ben Laden. Enfin, certains analystes pensent que l’objectif principal d’al-Qaïda serait la conquête, ô combien emblématique, des Lieux Saints de La Mecque et de Médine, voire de l’Arabie Saoudite tout entière. La base yéménite serait alors la plate-forme idéale et l’on comprend la nervosité de Riyad, surtout après la tentative d’assassinat perpétrée, en août 2009, contre le prince Mohammed Bin Nayef, chef de la lutte antiterroriste dans le royaume.

Autre pays préoccupé, les États-Unis, dont la sécurité et les intérêts sont menacés au premier chef par l’emprise d’al-Qaïda. Toutefois, Washington mena une politique inconstante qui contribua à la dégradation de la situation : après l’attentat contre l’USS Cole à Aden (septembre 2000, 17 militaires américains tués), la coopération antiterroriste fut assez efficace entre 2000 et 2003 (mise à l’écart d’officiers proches des islamistes, comme le général Ali Mohsen, et refonte de l’appareil de sécurité sous la direction de membres de la famille Saleh). Après l’invasion de l’Irak, l’administration de G. W. Bush fit preuve, comme en Afghanistan, de négligence entre 2003 et 2008. Or, durant ces années, le président Saleh donna la priorité à la conservation de son pouvoir, donc à la “familialisation“ de l’appareil de sécurité, ainsi qu’à la lutte contre les houthistes et les sudistes, tandis que la cellule yéménite d’al-Qaïda, à partir de février 2006, se réorganisait sans être inquiétée. Peut-être avec la complicité des autorités yéménites, dont la mollesse, sinon l’entente avec la Base, s’expliquerait par leur tentative de mobiliser l’antishiisme des dijhadistes dans leur lutte contre les houthistes. Il ne semble par ailleurs pas impossible que le président Saleh ait temporisé pour prolonger et amplifier la “rente stratégique“ versée par les Américains et livrée à son entière discrétion. Ajoutons que, même si elles retirent de la crainte inspirée par al-Qaïda des armes, des subsides et des emplois dans les milices antiterroristes, les tribus ne se montrent peut-être pas aussi complaisantes avec al-Qaïda que Sanaa le laisse croire. Elles voient dans les salafistes une menace contre certaines de leurs sources traditionnelles de revenus : production de qat, trafic d’alcool et de drogue vers l’Arabie Saoudite.

Le réveil fut brutal et sanglant  : sur fond d’assassinat de membres des forces de sécurité yéménites, en septembre 2008, un attentat contre l’ambassade américaine à Sanaa fit 16 morts. Depuis février 2009, les branches saoudienne et yéménite d’al-Qaïda ont fusionné pour donner naissance à ce que Georges Malbrunot appelle « la plus inventive des filiales de Ben Laden » [3] : “Al-Qaïda pour la péninsule arabique“, sous la direction du Yéménite Nasser Al-Washishi, avec la collaboration d’Anouar Al-Awlaki (d’origine américaine). Alors Washington réévalua le risque yéménite, en fit une priorité dans la guerre clandestine – forme désormais privilégiée pour la lutte contre le terrorisme – et accrut son aide, y compris militaire : de 17 millions de dollars en 2008, elle serait passée à 130 en 2010 et, avant le gel en février 2011, l’administration Obama avait décidé de la porter à 200 millions.

Mais le président du Yémen ne s’avéra guère plus fiable ni stable que celui d’Afghanistan. Le 29 octobre 2010, deux colis piégés envoyés par avion du Yémen aux États-Unis étaient découverts avant d’exploser. Le voyage-surprise de la secrétaire d’État, Hillary Clinton, le 11 janvier 2011, était destiné à souligner le rôle primordial du Yémen dans la lutte contre le terrorisme, tout autant qu’à stimuler l’ardeur du président Saleh. Cela semble compromis : la crise politique actuelle préoccupe vivement les autorités américaines car les opérations antiterroristes de l’armée yéménite sont réduites, sinon suspendues, et les combattants d’al-Qaïda (ou des partisans du président Saleh se faisant passer pour tels ?) en profiteraient pour se renforcer, voire auraient pris le contrôle de tout ou partie des provinces de Mareb, Shabwa et Abyan. Est-ce cela qui amena, le 25 mai 2011, le président Obama à inviter son homologue yéménite à transférer le pouvoir “immédiatement“ et le poussa, début juin, à reprendre les frappes aériennes (autorisées par le président Saleh en 2009 et suspendues en 2010 faute d’informations fournies par les autorités de Sanaa), notamment au moyen de drones ?

Vers un Qaïdistan un Tribalistan, une démocratie ou un Immobilistan ?

À l’heure où leurs opinions publiques critiquent l’engagement en Afghanistan, les États-Unis et leurs alliés pourront-ils éviter une intervention militaire directe au Yémen ? La crise politique ouverte fin janvier 2011 exacerbe les incertitudes : la vendetta opposant les al-Ahmar aux Saleh (clan Afaash de la tribu Sanhan) menace, en juin 2011, de dégénérer en guerre civile générale que personne ne se trouve en mesure de gagner (les unités de l’armée obéissant à leurs chefs et non pas à l’État, les forces se divisent entre différentes factions), alors que le général Ali Mohsen (clan Qadhi de la tribu Sanhan), la famille al-Ahmar et son parti islamiste al-Islah, les Sudistes, les houthistes et al-Qaïda dans la péninsule arabique (qui tente, depuis le printemps 2011, de rallier des tribus du Sud à travers le Mouvement des partisans de la charia) attendent leur heure.

Les connaisseurs du pays relèvent toutefois que, paradoxalement, le surarmement de la population pourrait avoir un effet modérateur  : le risque d’un massacre de grande ampleur est trop grand, chacun en est conscient et personne ne le souhaite. Des membres d’une même tribu ou d’une même famille peuvent se trouver à la fois dans l’armée loyaliste, et au sein des unités fidèles au général Ali Mohsen comme des forces tribales des al-Ahmar. De plus, le mode de régulation traditionnel dans les sociétés de type tribal est le compromis : chaque groupe cherche l’équilibre des forces plutôt qu’une hypothétique et provisoire victoire totale... Pourvu que l’honneur soit sauf !

Les plus optimistes observent que la contestation fait se côtoyer pour la première fois les différentes composantes de la population yéménite. Les vendettas seraient suspendues afin d’atteindre l’objectif commun : le départ du président Saleh et de sa clique. Il en résulterait un dialogue inédit, porteur d’intercompréhension et peut-être générateur d’un rapprochement qui pourrait préluder à l’émergence d’un sentiment national. Dans cette perspective, un processus démocratique, adapté aux spécificités yéménites, pourrait voir le jour. Mais la monarchie saoudienne laissera-t-elle faire ? Au vu de la “normalisation“ imposée au Bahreïn pour maintenir en place la contestée dynastie al-Khalifa, on peut en douter. En outre, Washington peut-il accepter la prolongation de l’incertitude alors que la menace djihadiste semble se renforcer de jour en jour (évasion d’une soixantaine d’islamistes radicaux de la prison de Moukalla le 22 juin 2011) ?

Plus certainement, le chef de la famille al-Ahmar, Hamid, oligarque très lié à Riyad, ou le général Ali Mohsen, conservateur islamiste, également proche des Saoudiens, artisan de la répression du Sud en 1994, qui rallia, avec une moitié des officiers, l’opposition le 21 mars 2011 (probablement pour se venger du président Saleh qui tenta de le faire tuer par l’aviation saoudienne lors des opérations menées contre les houthistes), voire l’actuel vice-président, le général Abd Rabbo Mansour Haddi (qui présente un profil de pape de transition : sudiste rallié aux nordistes, formé par les Britanniques puis les Soviétiques, sans lien avec les clans ou les tribus qui rivalisent pour le pouvoir, capable de survivre aux intrigues du clan Saleh pendant 17 ans), pourraient bien imposer une stabilisation minimale en jouant des ressorts traditionnels pour diviser afin de mieux régner. D’autant que la contestation des jeunes urbanisés s’essouffle et se divise [4], alors que la population n’en peut mais, au point que l’ONU lança, le 6 juillet 2011, un appel à la communauté internationale afin qu’elle fournisse une assistance humanitaire aux Yéménites. Dans ce cas, le Yémen passerait d’une oligarchie à une autre. Ne tomberait-il pas, alors, aux mains d’émules locaux du prince Salina : Si nous voulons que rien ne change, il faut que tout change...

Manuscrit clos le 9 juillet 2011. Mise à jour d’une version initialement mise en ligne d’un manuscrit clos le 30 juin 2011)

Copyright Juillet 2011-Gourdin/Diploweb.com


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[1MERMIER Franck, « Yémen, les héritages d’une histoire morcelée », in LEVEAU Rémy, MERMIER Franck et STEINBACH Udo (éditeurs), Le Yémen contemporain, Paris, 1999, Karthala, p. 15

[2Op. cit, p. 24.

[3Le Figaro, 31 octobre 2010

[4KASINOF Laura, « Air Goes Out of Protests in a Leaderless Yemen », The New York Times, July 7, 2011