le facteur chiite dans la politique étrangère de l’Iran
Diplômé du Master Affaires Publiques de SciencesPo Paris et en droit international à Paris 1 Panthéon.Par
, le 4 avril 2017, diploweb
Quelle place occupe le facteur chiite dans la politique étrangère d’un pays générateur d’une révolution islamique ? Vincent Doix démontre que la politique étrangère de l’Iran révolutionnaire, qui valorise une identité chiite héritée de l’histoire, s’appuie sur un réseau chiite au Moyen-Orient mais bien que la politique étrangère de l’Iran ne soit pas exclusivement chiite, le nouvel équilibre géopolitique régional exacerbe son caractère confessionnel. Illustré d’une carte.
LA FIN de la crise institutionnelle au Liban, matérialisée par l’élection de Michel Aoun en octobre 2016 au poste de président de la République, est la conséquence d’un accord entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, influent notamment à travers le Hezbollah, créé en 1982 à la suite de l’opération « Paix en Galilée ». L’Iran seul pays au monde où le chiisme est religion d’Etat et au sein duquel la population est majoritairement chiite – comme en Azerbaïdjan, à Bahreïn et en Irak –, a affirmé une position dominante sur le monde chiite, à tel point qu’il est fréquent d’évoquer un « arc chiite », zone d’influence qui constituerait une ambition géopolitique de l’Iran. Dans ce sens, l’influence iranienne au Liban se comprendrait comme l’un des axes d’une stratégie globale reposant sur le facteur chiite. Cette stratégie trouve à s’appliquer lorsqu’il est question de la crise syrienne ou de la guerre civile qui trouble le Yémen. Le chiisme, minoritaire à l’échelle du globe où il représente 15% des 1,6 milliards de musulmans, regroupe au Moyen-Orient autant de fidèles que le sunnisme. C’est à ce rapport de force-ci qu’il faut confronter la géopolitique religieuse au Moyen-Orient.
L’Iran est aussi un Etat dont la politique étrangère a été transformée par une révolution islamique, par essence panislamique et hostile à toute influence étrangère. En 1979, la rue reprend des slogans tels que « ni Est ni Ouest, République islamique » (na sharqi na gharbi, jomhuri-e eslâmi). Aujourd’hui, l’équilibre régional est modifié depuis la renaissance de l’Iran comme acteur des relations internationales, conséquence de la reconnaissance de la République islamique par Barack Obama à l’occasion du nouvel an persan en mars 2009, par le Plan d’action conjoint conclu le 14 juillet 2015 ou encore par la place acquise par Téhéran dans le règlement de la crise syrienne. Cette renaissance iranienne redéfinit l’équilibre régional des puissances, notamment vis-à-vis de l’Arabie Saoudite, mais aussi la place du conflit religieux entre sunnisme et chiisme. Dans un tel contexte, quelle place occupe le facteur chiite dans la politique étrangère d’un pays générateur d’une révolution islamique ?
Cet article, qui ne peut être exhaustif sur la question et sur la complexité des réseaux chiites, démontre que la politique étrangère de l’Iran révolutionnaire, qui valorise une identité chiite héritée de l’histoire, s’appuie sur un réseau chiite au Moyen-Orient (I) mais bien que la politique étrangère de l’Iran ne soit pas exclusivement chiite, le nouvel équilibre géopolitique régional exacerbe son caractère confessionnel (II).
I. La politique étrangère de l’Iran révolutionnaire, qui valorise une identité chiite héritée de l’histoire, s’appuie sur un réseau chiite au Moyen-Orient…
A. L’Iran chiite et l’exportation de la révolution islamique
Phénomène d’abord arabe, l’histoire du chiisme est intimement liée à celle de l’Iran. La branche de l’islam chiite en Iran se réfère plus précisément au « chiisme duodécimain » [1], qui se rapporte au nombre des Imams vénérés (douze), à travers lesquels l’histoire de la vérité est révélée ou « chiisme imamite » selon la théorie de l’imamat à laquelle il correspond. Ali est le premier des Douze Imams que les chiites reconnaissent, lui accordant une importance spirituelle toute particulière. Les chiites, étymologiquement, sont les partisans d’Ali, cousin et époux de la fille de Muhammad, Fatima, ceux qui l’accompagnent. Autre étape importante dans le chiisme, la mort – ou plutôt le martyr dans la tradition chiite – d’Husayn lors de la bataille de Kerbala en 680, qui oppose les troupes d’Huysan, refusant de prêter allégeance au nouveau calife, à l’armée omeyyade. Cette bataille et la mort de l’Imam Husayn sont commémorées annuellement lors d’ashura, le 10ème jour du mois de Muharram de l’an 61 de l’hégire. L’autre dogme clé de la tradition chiite est la disparition du douzième Imam, Muhammad al-Mahdî (« le Mahdi »), entré en occultation lors de la mort de son père en 874 alors qu’il était jeune garçon. Les chiites attendent dès lors le retour de cet Imam, la parousie et la révélation finale, contrairement aux sunnites pour qui le cycle de la prophétie est clos.
Le chiisme devient religion d’Etat en Iran en 1501, lorsque Shah Ismail Ier, premier souverain safavide – dynastie qui régne de 1501 à 1732 sur un territoire s’étalant de l’Anatolie à l’Ouest de l’Afghanistan actuel – l’impose avec l’aide de clercs arabes. Si la période safavide constitue une période de rayonnement pour l’islam chiite, le clergé, utilisé pour territorialiser l’Etat est cependant soumis à ce dernier. Plus encore que la présence de groupes chiites sur le territoire de l’Iran, le rapprochement de cette branche de islam avec la Perse a lieu en ce qu’elle s’inscrit dans la continuité de l’Iran mazdéen. Il existe, en effet, une continuité spirituelle depuis les croyances du zoroastrisme, religion eschatologique dévouée à un dieu suprême au sein de laquelle les esprits du bien triompheront finalement contre ceux du mal.
Le clergé chiite, sur lequel tout nouveau gouvernement doit s’appuyer, s’implique davantage dans la politique à partir du XIXème siècle et à la faveur d’une évolution doctrinale favorisant la production du droit islamique (l’itjihâd). Depuis la fin du XIXème siècle, les oulémas constituent en Iran un corps social autonome et indépendant financièrement de l’Etat, grâce notamment à la doctrine de l’imitation (taqlid), par laquelle chaque fidèle se choisit un modèle (marja) [2].
Les évolutions doctrinales élaborent progressivement une hiérarchie religieuse et une relation entre croyants et savants, qui aboutit au concept de guidance (la wilâya), théorisé par Ruhollah Khomeini en 1970 et intégré dans la Constitution révolutionnaire, c’est-à-dire que l’autorité suprême appartient au jurisconsulte religieux le plus éminent (faqih) et représentant l’imam disparu. La révolution islamique de 1979 marque la prise du pouvoir par les clercs. Ce pouvoir est institutionnalisé : l’article 110 de la constitution iranienne donne au Guide Suprême, élu par une Assemblée de quatre-vingt-six Experts, eux même élus au suffrage universel, des pouvoirs étendus : il définit la politique générale du pays et supervise sa bonne exécution, dispose de l’armée ou encore arbitre les conflits entre les pouvoirs [3]. Le clergé chiite constitue un réseau dense et intégré aux sphères économiques ou administratives.
Pour les idéologues de la révolution islamique, l’exportation de la révolution est centrale. Directement ou indirectement l’Iran intervient dans de nombreux pays (Liban, Algérie, Tunisie, Egypte, Afghanistan, Soudan, Sahara occidental ainsi qu’en Bosnie) ; davantage qu’à un espace chiite, la révolution islamique doit s’étendre à l’ensemble du monde musulman [4].
En pratique, ce sont les réseaux transnationaux de clercs chiites au qui ont été les premiers soutiens à l’exportation de la révolution au Moyen-Orient [5]. Au moment de la révolution, la priorité du gouvernement iranien dirigé par Mehdi Bazargan n’est pas l’exportation de la révolution mais la consolidation du pouvoir central et la continuité des relations diplomatiques. Deux réseaux principaux ont été utilisés : celui des clercs de l’école religieuse de Nadjaf en Irak, sous l’emprise du parti al-Da’wa qui porte un projet politique pour l’ensemble du monde musulman, et celui d’Hassan al-Shirazi qui, en conflit avec l’école de Nadjaf, installe en 1975 une école religieuse dans la banlieue sud de Damas, à Sayyida Zaynab, qui abrite le mausolée de Zeinab, la petite fille de Mohammad et fille d’Ali. Partisans d’une lutte armée, les « shirazistes » veulent renverser les régimes qui oppressent les chiites et sont particulièrement actifs à Bahreïn et en Arabie Saoudite dans les mois qui suivent la révolution islamique.
Aujourd’hui, l’un des vecteurs puissants d’exportation du chiisme iranien est l’université Al-Mustafa. Située à Qom, elle forme des milliers d’étudiants étrangers et dispose d’un réseau dans de nombreux pays, notamment d’Afrique.
B. La dimension religieuse de la politique étrangère iranienne et l’« arc chiite »
La révolution iranienne encourage les minorités chiites du Moyen-Orient, marginalisées, à revendiquer davantage de droits politiques. C’est le cas au Liban, où le militantisme de Moussa al-Sadr fait émerger la minorité chiite comme force politique. Cet Imam iranien formé à Qom arrive au Liban en 1959 pour diriger la communauté chiite de Tyr. Il est à l’origine de la création en 1967 d’une instance officielle de représentation de la communauté chiite auprès de l’Etat libanais (le Conseil islamique chiite supérieur) puis en 1973 du Mouvement des déshérités, qui canalise la jeunesse chiite du Liban. Une milice se créé au sein du Mouvement : en 1978 nait AMAL (l’acronyme de Brigades de la Résistance libanaise signifie de manière heureuse, « espoir »).
L’Iran soutient progressivement les mouvements de lutte contre Israël, profitant de la mort de Moussa al-Sadr en 1978. Après l’opération « Paix en Galilée », déclenchée le 6 juin 1982 par Israël, l’Iran participe au développement d’un mouvement agrégeant des milices chiites variées, le Hezbollah, qui obtient le soutien de l’Ayatollah Rouhollah Khomneyi. Entre mille et deux mille Gardiens de la Révolution sont envoyés dans la plaine de la Békaa [6]. La force spéciale al-Qods de l’Armée des Gardiens de la Révolution est créée en 1982 pour encadrer les volontaires souhaitant combattre au Liban – Qods signifie Jérusalem – et permet à l’Iran d’afficher son soutien à une cause centrale pour les pays arabes. Le Liban, où réside une forte communauté chiite, dont il est possible de dire, malgré l’absence de recensement, qu’elle forme désormais la plus importante minorité confessionnelle du pays, constitue un axe clé de la politique étrangère de la république islamique. Il s’agit en premier lieu d’exporter la révolution islamique, à travers des réseaux chiites – notamment ceux de l’Ayatollah Hossein-Ali Montazeri, alors dauphin de l’Ayatollah Rouhollah Khomeyni, et d’un clerc pro-iranien Muhammad Husayn Fadlalâh. En attaquant Israël, il s’agit aussi de dépasser les clivages liés au chiisme ou au nationalisme perse. Cette stratégie se matérialise dans le soutien, renouvelé, au Hamas, ainsi que dans l’appui plus discret au mouvement al-Sabirin. L’influence iranienne au Liban est toutefois limitée. Si en Syrie, le Hezbollah combat pour l’Iran au côté des forces de Bachar al-Assad depuis le printemps 2013, s’illustrant notamment à Qousseir, les liens entre Hezbollah et le Guide suprême sont depuis le début des années 1990 souples : le Hezbollah est traité comme les autres forces politiques du Liban [7].
La Syrie constitue pour l’Iran un allié important depuis l’alliance d’intérêts lors du conflit Iran-Irak (1980-1988). En 1982, l’ambassadeur d’Iran à Damas, Ali-Akbar Mohtashamipour coordonne la politique de l’Iran vis-à-vis du Liban et d’Israël. Depuis, non seulement la Syrie constitue un accès vers le Proche-Orient pour Téhéran mais est aussi un lieu de pèlerinage pour les chiites iraniens, notamment le mausolée de Zeinab, situé dans la banlieue sud de Damas. Le développement de l’activité économique et touristique autour de ce lieu de pèlerinage, également lieu de rassemblement pour le Hezbollah lors de la crise syrienne, reflète la richesse des liens entre l’Iran et la Syrie.
En décembre 2004, le roi Abdallah de Jordanie introduit dans une interview réalisée pour le quotidien américain Washington Post le concept d’« arc chiite », en tant que représentation géopolitique. Il s’agit alors de dénoncer les risques d’un pouvoir chiite en Irak à la suite de la chute du régime de Saddam Hussein en avril 2003 – les élections du 30 janvier 2005 matérialisent ce nouvel équilibre politique, Nouri al-Maliki devient premier ministre. Pourtant, Nouri al-Maliki tout comme son prédécesseur Ibrahim al-Jaafari est issu de la branche laïque du parti al-Da’wa, opposé à l’autorité des clercs et à l’influence iranienne.
En outre, les mouvements chiites d’Irak se sont autonomisés, à l’image de l’Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak, parti créé en 1982 par l’Iran pour fédérer l’opposition irakienne mais qui s’est détaché de l’Iran en supprimant la référence révolutionnaire dans son nom même puis en reconnaissant la guidance (marja’iyya) d’Ali al-Sistani, l’ayatollah de Nadjaf, au détriment de celle d’Ali Khamenei. Cette « irakisation » de l’Assemblée suprême islamique irakienne, note Laurence Louër, s’inscrit dans le revirement pragmatique de la politique étrangère iranienne entamé à la fin des années 1980 : « les alliances se nouent sur des bases tactiques plus qu’idéologiques » [8]. Cette indépendance ne signifie toutefois pas la fin de l’influence iranienne qui soutient l’ensemble des mouvements chiites, puissent-ils être concurrents, à l’image du soutien au mouvement de Moqtada al-Sadr dont la milice « l’armée du Mahdi » est pourtant en conflit avec la milice de l’Assemblée suprême islamique, les brigades Badr contrôlées par le corps des Gardiens de la révolution.
L’Iran a utilisé le facteur religieux dans sa politique étrangère en s’appuyant sur différents réseaux chiites. Toutefois, les alliances se nouent d’abord en fonction de l’intérêt national iranien et non au profit du chiisme. Il s’agit bien de l’application d’une doctrine panislamique issue de la révolution et dans laquelle l’appui sur des communautés chiites, cibles principales de la politique étrangère iranienne au détriment d’alliance qui serait plus profitables dans la région, est clé. Par ailleurs, l’évolution de l’équilibre géopolitique régional renforce la dimension sectaire de la politique étrangère iranienne, c’est-à-dire liée à des objectifs chiites, tandis que la réémergence de l’Iran appuie une lecture par les Etats de la région fondée sur le prisme confessionnel.
II. … mais bien que la politique étrangère de l’Iran ne soit pas exclusivement chiite, le nouvel équilibre géopolitique régional exacerbe son caractère confessionnel
A. Les limites à l’expression d’une politique étrangère exclusivement chiite
La proximité de l’Iran et du chiisme dans l’histoire ne peut suffire à conclure que l’Iran soit le centre du monde chiite. En effet, parmi les chefs spirituels de l’islam chiite, marja ou « grand ayatollah » (Ayatollah ol-Ozma) représentant un modèle que chaque croyant décide de suivre, ce n’est pas le guide suprême iranien, Ali Khamenei, qui est le plus suivi mais Ali al-Sistani, l’ayatollah de Nadjaf en Irak. Plusieurs traits du guide Suprême iranien freinent son hégémonie. Une première limite, institutionnelle, se trouve dans la Constitution de la République islamique de 1979, qui politise le religieux à travers une élection à deux tours du Guide. De fait, la plupart des Grands Ayatollahs de l’époque se sont opposés à la velayat-e faqih. En second lieu, une limite concerne la personne même d’Ali Khamenei qui, lorsqu’il est élu en juin 1989 n’est pas un marja, un « modèle à imiter » mais un religieux de rang inférieur. Enfin et conséquence de ce qui précède, dans la diversité théorique qui anime le monde chiite, le Guide Suprême iranien est assimilé aux intérêts nationaux iraniens, l’empêchant d’exercer un pouvoir transnational.
De fait, les pays arabes ont critiqué le prosélytisme iranien, particulièrement vif au moment de la révolution iranienne. Les chiites sont assimilés comme une cinquième colonne iranienne et pour contrer cette menace, les régimes conservateurs (Arabie Saoudite, Pakistan), permettent l’essor de groupes radicaux sunnites, d’inspirations salafiste. Pour Olivier Roy, si « la manœuvre réussit à isoler l’Iran, elle met en place tout un dispositif radical que l’on trouvera plus tard dans les réseaux d’al-Qaida » [9]. In fine, la mort de l’imam Khomeini en 1989 marque la fin de l’expansion de la Révolution, le président Rafsanjani met en place une politique plus pragmatique qui consiste à la fois à négocier avec les groupes sunnites et à faire des groupes chiites des parties prenantes de la politique intérieure des Etats où ils évoluent, à l’inverse d’un rattachement à l’Iran.
Enfin, non seulement les mouvements islamistes sunnites se sont rapidement détachés de l’Iran à la suite de la révolution, rupture consacrée par la guerre Iran-Irak qui débute en septembre 1980, mais en outre, « la révolution islamique iranienne va s’enfermer dans le ghetto des minorités chiites, sans pour autant devenir hégémonique à l’intérieur de ces communautés » [10]. Aujourd’hui, ce sont l’administration et les réseaux du Guide suprême qui veillent à préserver l’idéologie révolutionnaire
L’étude de la pratique diplomatique iranienne prouve que l’Iran n’opère pas une politique purement chiite. Le régime a ainsi développé des liens étroits avec des régimes athées tels que la Chine, la Corée du Nord ou le Venezuela. En témoignent également les relations qu’entretient l’Iran avec l’Azerbaïdjan, pourtant peuplé à 85% de chiites. La politique iranienne vis-à-vis de Bakou est querelleuse : qu’il s’agisse des ressources énergétiques et halieutiques de la Caspienne (en 2001, l’Iran a ordonné militairement, à un navire de la British Petroleum alors en mission d’exploration sous mandat azéri, de quitter une zone de la mer caspienne revendiquée par Téhéran) ou de différents moraux. Lors de l’organisation en mai 2012 du concours de l’Eurovision en Azerbaïdjan, les responsables iraniens ont dénoncé la perversion ou l’homosexualité soutenues par le voisin chiite.
Enfin, l’Iran a apporté son soutien à l’Arménie dans le conflit du Haut-Karabagh qui débute en 1988. Récemment, en décembre 2016, le président iranien Hassan Rouhani s’est rendu en Arménie pour développer les relations économiques entre les deux pays. Erevan et Téhéran, qui expriment régulièrement « l’amitié qui les lie », évoquent la mise en place d’un corridor de communication depuis l’Iran à destination de la Mer Noire. Les relations entre les deux Etats pourraient se renforcer, un traité de libre échange entre l’Iran et l’Union économique eurasiatique est en cours de négociation.
De même, le soutien de l’Iran envers les Houtis, tribu zaydite du Yémen, est extrêmement mince. Ce conflit ne s’inscrit d’ailleurs pas dans un rapport idéologique entre sunnites et chiites. Au contraire, prédominent des logiques tribales et liées à l’enclavement de ces populations, tandis que l’intervention saoudienne de mars 2015, menée avec le soutien des pays du Conseil de Coopération du Golfe s’explique principalement par la crainte d’un soulèvement au sein de la monarchie conservatrice et de revendications sociales.
En réalité et comme le note Afshon Ostovar, « la plupart des relations de l’Iran ne reposent pas sur des considérations idéologiques ou religieuses » [11]. La politique iranienne à l’égard du Moyen-Orient est mue par une volonté d’équilibre régional ; notamment en contrepoids à l’influence de l’Arabie Saoudite, alliée des Etats-Unis depuis le pacte du Quincy du 14 février 1945. Au Royaume de Bahreïn, île reliée à l’Arabie Saoudite et place d’exutoire aux saoudiens, l’influence iranienne est limitée. A la suite des « Printemps arabes », les manifestations de février-mars 2011 ont été réprimées grâce à l’intervention de Riyad, sans que l’Iran n’interfère. Si la présence de la Vème Flotte américaine peut expliquer cette distance à l’égard d’un pays conquis par les Safavides et considéré comme province jusqu’à récemment par une frange nationaliste iranienne [12], Téhéran respecte la souveraineté de cet ancien protectorat britannique devenu indépendant en 1971.
La diplomatie iranienne s’appuie sur des alliances pragmatiques, sans que le facteur chiite ne soit constamment déterminant : avec Dubaï, le Qatar ou Oman, ou encore auprès du Tadjikistan, persanophone et de l’Arménie chrétienne [13]. Aujourd’hui, le soutien aux forces loyalistes en Syrie s’explique surtout par la crainte d’une prise du pouvoir par l’Arabie Saoudite et ses alliés en Irak [14]. Cette alliance fait face à des intérêts parfois divergents. Par exemple, tandis que l’Iran soutenait un pouvoir chiite en Irak, la Syrie appuyait l’idée d’un gouvernement associant sunnites et éléments baasistes.
B. Un contexte régional qui pourtant exacerbe le caractère confessionnel de la politique étrangère de l’Iran
Au début des années 2000, plusieurs événements majeurs conduisent à une réémergence du fait chiite comme ensemble solidaire : la décision américaine, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, de modifier sa politique étrangère au Moyen-Orient : la chute des talibans d’Afghanistan, le renversement du régime de Saddam Hussein, l’influence du Hezbollah et l’assassinat du premier ministre Rafiq Hariri ou encore l’élection en 2005 de Mahmoud Ahmadinejad. Plus tard, l’Iran, en appelant à la meilleure participation à la vie politique des minorités chiites , est perçu comme l’instigateurs des vagues de protestations liées aux printemps arabes à Bahreïn et dans les provinces orientales d’Arabie Saoudite. Les tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran font ressurgir le sectarisme confessionnel dans les rapports régionaux. Ainsi, l’arrestation en 2012 par Riyad du clerc chiite Nimr Baqer al-Nimr puis son exécution en janvier 2016, la réponse de la rue iranienne par le saccage de l’ambassade d’Arabie Saoudite et la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays ou encore le refus de délivrer des visas aux iraniens pour effectuer le pèlerinage à la Mecque sont autant de démonstrations de la radicalisation des positions de l’Arabie Saoudite et de l’Iran.
Plus encore, la crise syrienne et la prépondérance stratégique des Gardiens de la révolution inquiète. Régulièrement, le président Turc Recep Tayyip Erdogan accuse l’Iran de vouloir déstabiliser la région. Le ministère des affaires étrangères Mevlut Cavusoglu a formulé en février 2017 lors de la conférence de Munich sur la sécurité une crainte confessionnelle, qui cache une inquiétude géostratégique : « l’Iran veut rendre l’Irak et la Syrie chiites ».
Cette formule traduit la crainte que de manière analogue à la période suivant la révolution islamique iranienne, les minorités chiites soient actuellement encouragées à la sédition.
L’influence du facteur confessionnel sur la politique étrangère de l’Iran, relevée depuis les premières manifestations contre le régime de Bachar al-Assad et l’organisation « Etat islamique », constitue à l’heure actuelle un frein à l’expansion régionale de l’Iran.
Les Etats-Unis, la Russie et les pays de l’Union européenne ont montré un intérêt à ce que l’Iran joue un rôle régional, d’autant plus que l’Iran veut exprimer à la fois une alternative et un frein contre l’idéologie wahhabite portée par l’Arabie saoudite, mais également se montrer responsable face au djihadiste international en Syrie et en Asie centrale. Pourtant, le soutien dont a pu bénéficier l’Iran à la suite de l’accord sur le nucléaire 14 juillet 2015 repose sur une base maigre. Ainsi la nouvelle administration en place aux Etats-Unis depuis le 20 janvier 2017 se montre hostile à l’Iran, qualifié par le secrétaire américain à la défense James Mattis, de « plus grand Etat soutenant le terrorisme au monde » : executive order du 27 janvier 2017 visant sept pays du Moyen-Orient dont l’Iran, renouvelé le 6 mars 2016 – hors Irak ; menaces réitérées du président Donald J. Trump et nouvelles sanctions imposées à 12 compagnies et 13 individus, le 3 février 2017, à la suite du tir de missile balistique par l’Iran le 29 janvier 2017. Cette situation fragilise le président iranien Hassan Rouhani, promoteur d’une position indépendante mais non isolationniste. Les médias proches des conservateurs « durs », à l’image du quotidien Kayhan, accusent la faiblesse de l’Iran vis-à-vis de l’occident tandis que le chef de la Justice, nommé par le Guide Suprême en août 2009, Sadegh Larijani, a demandé au gouvernement de tirer les leçons de « l’expérience amère » du Plan d’action et de faire preuve de fermeté vis-à-vis des Etats-Unis. En somme, le contexte régional et la nécessité pour l’administration Rouhani d’agir face aux critiques du camp conservateur sont une limite aux intérêts nationaux de l’Iran, qui pourraient être à la fois commercialement et diplomatiquement orientés vers différents Etats voisins. Outre le cas de l’Asie centrale, délaissée par l’Iran, à l’Est, les relations de l’Iran avec l’Inde supplantent celles avec le Pakistan, où l’influence wahhabite saoudienne est prégnante et qui a soutenu des mouvements anti-chiites, en son sein mais également en apportant de l’aide au Talibans afghans.
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La formule féconde du roi Abdallah de Jordanie, reprise en 2006 par Hosni Moubarak, de « croissant chiite », a conduit à une lecture globalisante des événements impliquant des communautés chiites au Moyen-Orient. Cette interprétation des dynamiques de communautés chiites conduit à surexposer à la fois le facteur chiite dans la région et comme vecteur de la politique étrangère de l’Iran. Si le facteur chiite constitue pour l’Iran un vecteur utile et opportun de sa politique étrangère mais non exclusif, les négociations avec des groupes sunnites, la distance prise avec des groupes chiites, sont autant de réalités de la politique étrangère de l’Iran. L’expression d’un caractère sectaire et confessionnel de la politique étrangère de l’Iran, régénéré depuis le début des années 2000 et qui reflète l’équilibre des forces internes du pays, organise en outre un ensemble de freins géostratégiques et diplomatiques pour l’Iran.
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[1] Si le chiisme duodécimain représente environ 80% des chiites, le chiisme comprend d’autres branches : les zaydites, présents au Yémen, ils ne reconnaissent que cinq imams ; les ismaéliens, présents en Syrie et qui ne reconnaissent que sept imams ; les druzes, branche de l’ismaélisme apparue sous les fatimides ( que l’on trouve principalement au Liban où ils forment environ 10% de la population) et en Syrie ; les alaouites, minorité longtemps ostracisée et composant 10% de la population de Syrie, le onzième imam est considéré par eux comme le descendant ultime du Prophète ; les alevis, fidèles d’un culte hétérodoxe et syncrétique sont surtout présent en Turquie (20 millions d’individus).
[2] Voir pour l’évolution du concept de marja’iyya C. Arminjon Hachem, Chiisme et Etat : Les clercs à l’épreuve de la modernité, CNRS Edition, Paris, 2013.
[3] Voir pour une traduction M. Potocki, Constitution de la République islamique d’Iran 1979, 1989, L’Harmattan, Paris, 2004.
[4] Le journal des Gardiens de la révolution, Payam-e Enqelab d’avril 1980 matérialise cette essence : « Nous exporterons notre révolution à travers le monde. Comme notre révolution est islamique, la lutte continuera jusqu’à ce que l’appel « Il n’y a de Dieu que Dieu » soit repris sur tout le globe ». Cité par A. Ostovar, Vanguard of the Imam : Religion, Politics, and Iran’s Revolutionary Guards, Oxford University Press, New-York, 2016.
[5] L. Louër, Chiisme et politique au Moyen-Orient : Iran, Irak, Liban, monarchies du Golfe, Autrement, Paris, 2008 et L. Louër, Transnational Shia Politics : Religious and Political Networks in the Gulf, Columbia University Press, New-York, 2008.
[6] Leur action n’est pas directe ; les Gardiens de la Révolutions (Pasdaran) entraînent les jeunes gens engagés dans divers mouvements d’islam résistant (principalement au sein de la Résistance islamique au Liban). En plus d’apporter leur expérience, les Pasdaran diffusent l’idéologie révolutionnaire et s’intègrent complètement dans la société chiite, prouvant leur solidarité notamment à travers leur travail dans les champs. La raison du choix de s’appuyer sur les jeunes chiites libanais réside dans l’absence de base arrière logistique, qui serait située en Turquie, pays membre de l’OTAN ou en Irak, avec lequel l’Iran est en guerre. A. Daher, Le Hezbollah : mobilisation et pouvoir, PUF, Paris, 2014.
[7] D’ailleurs, l’influence iranienne au Liban est réduite, comme le démontre l’équilibre politique : le Premier ministre libanais, Saad Hariri, est proche de l’Arabie Saoudite.
[8] L. Louër, Chiisme et politique au Moyen-Orient : Iran, Irak, Liban, monarchies du Golfe, Autrement, Paris, 2008.
[9] O. Roy, « L’Impact de la révolution iranienne au Moyen-Orient » dans S. Mervin, Les mondes chiites et l’Iran, Kartala et IFPO, Paris, Beyrouth, 2007.
[10] O. Roy, « L’Impact de la révolution iranienne au Moyen-Orient » dans S. Mervin, Les mondes chiites et l’Iran, Kartala et IFPO, Paris, Beyrouth, 2007.
[11] A. Ostovar, « Sectarian Dilemmas in Iranian Foreign Policy : When Strategy and Identity Politics Collide », Carnegie Endowment for International Peace, 2016.
[12] B. Hourcade, Géopolitique de l’Iran, Armand Colin, Paris, 2016.
[13] L’environnement géopolitique de l’Iran chiite est celui d’îlots chiites ou non, constituant ainsi un « archipel » (B. Hourcade). Ce terme est porteur pour comprendre la géopolitique de l’Iran en ce qu’il met en lumière les types d’alliances dispersées dans la région que noue Téhéran.
[14] B. Hourcade, « L’Iran contre l’encerclement sunnite », dir. F. Burgat et B. Paoli, Pas de printemps pour la Syrie, La Découverte, Paris, 2013.