minorités ethno-confessionnelles à l’Iran (II/VI)
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C. La question des minorités « confessionnelles »
Comme le souligne Jean-Paul Burdy, « La discrimination à l’égard des minorités en Iran se manifeste, en réalité, à l’intersection du religieux et du politique : la Constitution de 1979 interdit l’accès aux plus hautes fonctions de l’Etat aux non-chiites ». De fait, la plupart des sunnites, par exemple, appartiennent aux minorités ethniques et/ou linguistiques (Kurdes, Arabes, Baloutches…). Or, si la quasi-totalité des Iraniens est aujourd’hui musulmane à 97 %, le reste est constitué de « minorités religieuses » (aghaliyat mazhabi en persan) non-musulmanes, mais néanmoins « monothéistes » - Zoroastriens [23], Chrétiens [24] et Juifs [25], et d’ailleurs représentées pour cette raison au Majlis Shorâ-ye islami (« Parlement ») en vertu de la Constitution (art. 13) [26] par cinq députés aux sièges réservés depuis la Révolution constitutionnelle de 1905, et exception faite des Bahaïs [27] jugés « hérétiques » et, à ce titre, systématiquement persécutés.
Sur ce total de 97 % de musulmans, on compte plus de 85 % de Chiites et seulement si l’on peut dire 12 % de Sunnites, les deux principales obédiences de l’islam, les 2 % à 3 % restants se partageant en une demi-douzaine de confessions diverses et variées et soumises à de sévères restrictions dans les premiers temps de la Révolution, dans la mesure où elles restent étroitement contrôlées par le Bureau des minorités religieuses.
Comme le souligne Pierre Emery, la religion ou plutôt l’appartenance confessionnelle constitue souvent « une clé de lecture au sentiment minoritaire en Iran ». Les quatre principales minorités des Azéris, Kurdes, Arabes, Baloutches éprouvent souvent une forme de « sentiment victimaire ». Cela s’est trouvé renforcé par le fait que « le régime iranien a en effet, dans les dernières années et surtout depuis 2005, adopté une attitude offensive vis-à-vis des revendications minoritaires ». On peut remarquer que « se superpose, excepté dans le cas azéri, au problème de la langue le cas de la religion. En effet, insistons sur le fait que les trois autres ethnies qui nous intéressent sont toutes majoritairement sunnites ». En s’appuyant sur Gilles Riaux, Pierre Emery relève : les sunnites « ne sont pas recensés officiellement car ils appartiennent à la communauté des croyants, qui n’est censée être qu’une. Néanmoins, on peut plus ou moins les identifier en considérant que les Turkmènes, les Baloutches sont sunnites comme la majorité des Kurdes, ainsi qu’une partie relativement importante des Arabes. La marginalité linguistique et spatiale des minorités kurdes, baloutches et arabes, appuyées par le fort sentiment d’appartenance dû à une organisation sociale tribale, est ainsi renforcée par la discrimination religieuse institutionnalisée par le régime.
A ces minorités s’ajoutent des groupes plus isolés qui peuvent également être sunnites. Au total, les sunnites représentent sans doute au moins 15 % de la population iranienne. Sous la République islamique, ils ont vu la marginalisation dont ils faisaient l’objet s’institutionnaliser. Jadis fondée sur le sous-développement de leurs provinces, l’inégalité s’établit désormais sur des critères religieux ». A l’époque du Chah, le sunnisme était reconnu, et son développement encadré mais largement autorisé. Mais depuis la Révolution islamique, les Sunnites ne bénéficient plus d’aucun type de reconnaissance, et ne disposent d’aucun accès à la politique.
Les lieux de culte sunnites sont formellement interdits, tout comme l’accès à l’ensemble des emplois publics ou gouvernementaux. Les membres de la minorité musulmane sunnite, vivant principalement dans des zones sous-développées, ont tendance à faire l’objet de discriminations sur leur lieu de travail et à être sous-représentés politiquement. Environ 120 sunnites sont emprisonnés pour leurs croyances et leurs activités religieuses. En août 2016, 22 sunnites, dont le religieux Shahram Ahmadi, ont été exécutés pour « inimitié envers Dieu ». Une fausse confession a été extorquée à Ahmadi, arrêté en 2009 et inculpé sans preuve d’atteintes à la sécurité. L’accusation « d’inimitié envers Dieu » (moharebeh) a été utilisée contre d’autres musulmans sunnites qui ont également été condamnés à mort après des procès inéquitables. Selon les groupes de défense des droits de l’homme, la détention et le harcèlement des sunnites se sont intensifiés à la suite des attentats de juin 2017 commis à Téhéran par l’Etat islamique/Daech. En outre, malgré des demandes répétées d’autorisation de construction d’une mosquée officielle à Téhéran, les autorités iraniennes ont opposé un refus, forçant ainsi les sunnites à prier dans de plus petites salles de prière. L’éminent chef sunnite Molavi Abdul Hamid et le chef suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, ont publiquement échangé des lettres en août et septembre 2017 à propos de la discrimination anti-sunnite au travail et dans la construction des mosquées. L’ayatollah Khamenei a écrit qu’« aucune forme de discrimination ou d’inégalité, de la part des institutions de la République islamique, n’est permise sur une base raciale, ethnique ou religieuse » [28]. Cependant, cela est loin d’être le cas. De fait, depuis 1993, l’appartenance religieuse apparaît sur les cartes d’identité. A affaires égales, la législation pénale et le statut personnel privilégient les musulmans et les chiites parmi les musulmans puisque l’islam chiite djafarite (en fait duodécimain, i.e. reconnaissant la lignée de douze imams, ce qui n’est pas forcément le cas de tous les Chiites) est religion d’Etat [29].
L’accès aux plus hautes fonctions de l’Etat est interdit aux non-chiites. Sont donc concernés les quelque 15 % de sunnites, les minorités monothéistes non musulmanes reconnues (zoroastriens, juifs, chrétiens – qui disposent donc d’une représentation parlementaire assurée), et les autres minorités religieuses non reconnues (yézidis, bahaïs, etc.). Or, la plupart des sunnites se trouvent appartenir aux minorités ethniques et/ou linguistiques (Kurdes, Arabes, Baloutches…).
II. La multiplication récente d’attentats en lien avec des revendications identitaires dans les provinces périphériques de l’Iran
A.L’instabilité chronique de la province du Sistan-Baloutchistan (Iran-oriental)
Les régions du Sud-Est de l’Iran (provinces du Sistan-Baloutchistan, du Khorassan et du Golestan) peuplées de Baloutches - une ethnie de 5 millions de personnes à cheval sur le Pakistan, l’Afghanistan et l’Iran (qui compte, à lui seul, environ 2,5 millions d’habitants, soit près de 2 % à 3 % des quelque 80 millions d’Iraniens) [30] - sont en état d’agitation permanente et le moindre incident est susceptible de déboucher sur des affrontements entre des populations traditionnellement rétives au pouvoir central et les forces de l’ordre. C’est en particulier le cas de cette Ostan (« province ») du Sistan-Baloutchistan qui, avec une superficie de près de 190 000 kilomètres carrés, constitue la troisième province la plus étendue d’Iran. Elle compte 1 700 kilomètres de frontières communes avec le Pakistan et l’Afghanistan et dispose d’un littoral de près de 300 kilomètres sur le Golfe d’Oman. Dans le Sistan, 63% des habitants sont des Baloutches qui sont majoritairement musulmans sunnites, contrairement aux Iraniens du Sistan qui sont des adeptes du chiisme. Les Baloutches sont très nombreux à Zahedan, capitale de la province du Sistan-Baloutchistan. Après celle-ci, la ville la plus vaste de la province, Zabol, est la ville la plus peuplée par les habitants baloutches. La ville de Jask, avec 80 000 d’habitants est située dans le voisinage de la province d’Hormozgân et abrite également de nombreux Baloutches [31].
Il faut rappeler que le Baloutchistan iranien - le nom de Baloutchistan signifiant en Persan « Terre des Baloutches » - ne passa sous le contrôle théorique de Téhéran qu’en 1928 même si le territoire des Baloutches a toujours été peu ou prou intégré à l’espace géopolitique iranien et posé la question de ses frontières orientales [32]. Voire. En réalité, la question « nationale » du « Baloutchistan iranien » remonte au XIXème siècle avec la problématique de la sécurisation des frontières du Raj britannique.
Au cours du XIXème siècle, plusieurs révoltes baloutches se produisirent contre l’ordre perse et la soumission par la force de cette région réalisée par Mohammad Reza Shah Pahlavi. La répression ne fit pas disparaître les aspirations baloutches qui connurent de brefs mouvements d’agitation encouragés à partir des années 1960 par les pays arabes en général et l’Irak « baathiste » en particulier. Ce soutien se poursuivit au cours des années 1970.
Mais après la chute du Shah Pahlavi en 1979, une Organisation démocratique du peuple du Baloutchistan/Balochistan People’s Democratic Organisation apparut, avant de se diviser en plusieurs tendances, fin 1979, sur les attendus de la Révolution islamique. Dans le même temps, un néo-BRZ refit parler de lui sous le nom de Balochistan-e-Raji Zrombesh (BRZ)/Balochistan National Movement. La tension ne date donc pas d’aujourd’hui et a parfois été instrumentalisée par nombre d’acteurs extérieurs et/ou intérieurs. Le gouvernement central accuse régulièrement des organisations baloutches armées, comme le Front du Baloutchistan Uni/Baluchistan United Front, de verser à la fois dans le banditisme et le terrorisme.
Il existe de fait une opposition baloutche armée mais cette dernière est loin d’être homogène dans la mesure où elle s’articule le plus souvent sur des solidarités et des allégeances tribales, voire « claniques ». Des groupes comme l’Organisation démocratique du peuple du Baloutchistan ou encore le Conseil national baloutche (fondé en octobre 1994) prônent l’autonomisme, lequel a trouvé une nouvelle expression politique avec la création, le 21 septembre 2003, d’un Parti du peuple baloutche/Balochistan People’s Party (BPP), alors que le Front du Baloutchistan Uni/Balochistan United Front-Iran (BUF), issu la même année de divergences au sein de la mouvance nationaliste baloutche et basé à Londres, se présente ouvertement comme une formation indépendantiste, à l’instar de l’Armée de Libération du Baloutchistan (ALB)/Bal uchistan Liberation Army (BLA) qui prône ouvertement un État indépendant du Baloutchistan regroupant le Baloutchistan d’Iran et le Baloutchistan pakistanais.
Le renouveau d’une forme de lutte s’est manifesté à partir des années 2000 avec l’émergence médiatique d’un nouveau groupe sunnite armé, le Jundallah (« Les soldats d’Allah ») qui multiplia les attentats à partir du milieu de l’année 2005.
Le Jundallah s’est aussi fait appeler le « Mouvement de résistance du peuple iranien » (PRMI) pour tenter de ne pas apparaître comme une organisation soutenant un programme sectaire extrémiste comme sa dénomination pouvait le laisser croire [33]. Il s’agissait à l’origine de lutter pour les droits d’une minorité se sentant discriminée en Iran. Mais progressivement, le mouvement allait se définir comme un mouvement luttant pour la défense des musulmans sunnites en Iran. Et une rhétorique de plus en plus imprégnée de sectarisme contre l’islam chiite avec le recours à des attentats-suicide allait conduire à s’interroger sur une influence latente des idéologiques radicales islamistes au sein du mouvement.
Au printemps 2006, le groupe revendiqua une mystérieuse « opération Zabol » lors de laquelle une trentaine de hauts responsables de la région avaient été tués dans une embuscade tendue dans les premières heures du 17 mars 2006 entre la ville frontalière de Zabol, le centre agricole de la région, et Zahedan, le chef-lieu de la province du Sistan-Baloutchistan. Le chef de ce groupe apparut pour la première fois, le 11 avril 2006, dans une vidéo montrant un homme se présentant comme Abdol-Malek Rigi [34].
Les autorités iraniennes avaient multiplié, à partir de fin 2006, les exécutions dans cette province, ce qu’un grand nombre de Baloutches avait considéré comme une vengeance à la série d’attaques menées contre des hauts responsables de la sécurité et du gouvernement. Il est intéressant de relever la détermination dans la stratégie développée de la part des autorités iraniennes, laquelle est marquée par une constante, que l’on retrouvera dans d’autres régions d’Iran, et qui consiste à « criminaliser » les activistes dont la qualification contre-révolutionnaire - paradoxale de la part du régime iranien instauré par la Révolution de 1979 -, renvoie à celle d’« ennemi intérieur » qu’il s’agit d’annihiler purement et simplement. Cette sévère répression n’avait pas empêché les attentats de se poursuivre. Le contexte régional confère à ces territoires peuplés de Baloutches une situation plus stratégique que jamais que la République islamique ne peut se permettre de négliger [35], surtout si l’on a à l’esprit le syndrome obsidional de Téhéran et sa crainte de voir éventuellement instrumentalisée, depuis l’extérieur, la question « ethno-confessionnelle ». Une crainte confirmée par un nouvel attentat à la voiture piégée commis le 14 février 2007, contre un bus des Pasdarans dans le Sistan-Balouchistan qui fit encore 13 morts et 29 blessés.
Le 29 décembre 2008, à l’aube, Abdol-Ghafour Rigi, l’un des frères du chef du mouvement, fonçait avec un camion chargé d’une tonne de C4 vers les grilles d’accès de la caserne où se trouvait le centre du commandement commun de l’ensemble des forces armées basées à Saravan, dans la région du Sistan-Baloutchistan. Selon le communiqué du mouvement publié quelques minutes plus tard, le shahid Abdol-Ghafour aurait alors réussi à détruire tous les bâtiments du commandement central, tuant un nombre important d’officiers des Pasdarans, parmi lesquels se seraient trouvés les commandants des garde-frontières. Un bilan officieux fit état de quelque 150 victimes. On peut relever que l’attaque, qualifiée d’« offrande » au clan des Rigi, n’était cependant pas signée du nom de Jundallah, mais du nom plus « patriotique » des « Combattants iraniens, section de Baloutchistan ». Il s’agit à ce jour du plus grand attentat jamais perpétré contre les Pasdarans en Iran. Mais c’était surtout - fait significatif et inquiétant s’il en est pour Téhéran -, le premier attentat-suicide de la part du Jundallah [36] et le premier de ce type dans l’histoire de l’Iran, une logique jusque-là étrangère à la culture baloutche [37].
Quelques mois plus tard, le 25 mai 2009, un autre attentat meurtrier contre la mosquée Amir al-Momenin - le second lieu de culte chiite de la ville de Zahedan, dans laquelle de nombreux fidèles étaient venus participer à la cérémonie religieuse marquant l’anniversaire de la mort de Fatima Zahra, fille du prophète Mahomet et épouse d’Ali -, devait encore faire vingt-cinq morts et quelque cent quarante blessés. L’attentat avait été très rapidement condamné par l’autorité sunnite de la région, Mowlana Abdul-Hamid Esmaïl-Zehi, l’imam attitré de la prière, ce qui n’empêcha pas un certain Abdolraouf Rigi, se présentant comme le porte-parole du Jundallah, de préciser que l’attentat constituait la réponse à l’exécution de plusieurs religieux sunnites les années précédentes [38]. Pour marquer son autorité, le régime des mollahs avait pendu pour l’exemple treize membres du Jundallah, le 14 juillet 2009, reconnus coupables de l’attentat du 25 mai 2009 contre la mosquée chiite de Zahedan. Les rebelles avaient été qualifiés de mohareb (« en guerre contre Dieu ») et « corrupteurs sur Terre » par la justice iranienne.
C’est en tout cas dans ce contexte de déstabilisation interne affichée par le Joundallah qu’était encore survenu le spectaculaire attentat, perpétré le 18 octobre 2009 [39], dans la ville de Pishin, lequel attentat devait faire au moins cinquante-sept morts et quelque cent cinquante blessés. Il s’agissait là encore d’un attentat-suicide. Le kamikaze aurait fait partie d’un groupe d’artisans locaux avec lesquels une délégation de haut rang des gardiens de la Révolution était venue s’entretenir, en marge d’une conférence avec des dirigeants tribaux à Sarbaz destinée à « renforcer l’unité entre chiites et sunnites ». Il aurait déclenché les explosifs qu’il portait autour de son corps, tuant notamment le numéro deux des forces terrestres des Pasdarans, le général Nourali Shoustari qui se trouvait être également responsable de la force d’élite Al Qods chargée des opérations à l’étranger.
L’arrestation spectaculaire et mystérieuse dans ses modalités du chef du Jundallah, Abdolmalek Rigi, le 23 février 2010, officiellement intercepté sur un vol long-courrier reliant Dubaï (Emirats Arabes Unis) à Bichkek, devait offrir l’opportunité au régime iranien de conforter ses accusations récurrentes de soutien de services étrangers au Jundallah. Abdolmalek Rigi, avait été jugé le 27 mai 2010 dans une des sections du tribunal révolutionnaire de Téhéran, condamné à mort et pendu le 20 juin 2010. Les autorités avaient décidé de juger Abdolmalek Righi à Téhéran et non dans la province de Sistan-Balouchistan, fait significatif s’il en est des inquiétudes que la sentence était susceptible de provoquer sur place.
Si la mort de Rigi a porté un coup considérable au Jundallah à partir de 2011, cela ne signifie pas que ce dernier ait totalement disparu de la scène iranienne. Il se serait même doté d’un nouveau chef en la personne d’un certain Muhammad Dhahir Baluch [40]. Le Jundallah avait ainsi revendiqué deux attentats-suicides perpétrés, le 15 juillet 2010, contre la grande mosquée de Zahedan, qui avait fait plus de 30 morts et plus de 250 blessés, une opération qui constituait une vengeance déclarée pour la capture et l’exécution d’Abdolamek Rigi [41]. Et le 15 décembre 2010, au moins 39 personnes avaient été tuées et plus de quatre-vingt blessées dans un attentat-suicide près d’une mosquée chiite de Chabahar, au l’extrême Sud-Est de l’Iran, lors des célébrations de deuil chiite de l’Achoura.
Aucun incident armé majeur n’avait ensuite plus été signalé dans la région jusqu’au 19 octobre 2012, lorsqu’un nouvel attentat-suicide contre une mosquée chiite avait fait au moins deux morts à Chabahar, un attentat attribué à un autre groupe séparatiste baloutche, le Harakat al-Ansar Iran (HAI), lequel alla jusqu’à se référer à Abdolmalek Rigi comme à son « émir spirituel » (commandant) [42]. Tout comme le Harakat al-Ansar Iran (HAI), un autre groupe a fait parler de lui à partir de début 2013. Il s’agit du Jaish ul-Adl (« Armée de la justice ») [43]. Ce mouvement armé se serait formé après l’exécution de Rigi et la fragmentation du Jundallah qui s’en était suivie, et compterait un certain nombre d’anciens membres du Jundallah dans ses rangs.
Le Jaish ul-Adl (« Armée de la justice ») [44] aurait été fondé en 2012 par d’anciens membres du Jundallah (« Soldats d’Allah ») dont le chef avait été exécuté par Téhéran et s’était fait connaître officiellement à partir de 2013. Il serait dirigé par un certain Abdulrahim Mulazadeh, qui utilise le pseudonyme de Salahuddin Farooqui et un certain Mullah Omar (sans lien avec le Mollah Omar d’Afghanistan) [45].
Le 6 janvier 2013, Jaish ul-Adl (JUA) avait tendu une embuscade aux forces de sécurité iraniennes, embuscade qui avait coûté la vie à un officier Basij. Ladite embuscade aurait été l’œuvre d’un « Bataillon du martyr, le movlavi Mollazadeh », lequel fut un important leader baloutche [46]. Lors de sa première attaque majeure, la JUA tua 14 gardes-frontières iraniens le 25 octobre 2013. Téhéran avait alors exercé des représailles en exécutant 16 condamnés baloutches qualifiés de « bandits ». C’est d’ailleurs en réponse à cette pendaison des activistes sunnites que le procureur, Mousa Nouri Galehno, avait été tué avec son chauffeur, dans la ville de Zabol, le 5 novembre 2013. Par ailleurs, les forces iraniennes avaient également lancé, en décembre 2013, des frappes de missiles visant les activistes de la JUA réfugiés au Pakistan. Outre la quinzaine de tués dans l’attaque d’octobre 2013, trois militaires avaient été pris en otage et emmenés de l’autre côté de la frontière au Pakistan, selon le vice-ministre iranien de l’Intérieur de l’époque, Ali Abdollahi qui avait demandé au gouvernement pakistanais de « prendre des mesures pour contrôler sérieusement sa frontière afin de lutter contre les groupes terroristes ». Téhéran apparaît plus déterminé que jamais à éliminer Jaish ul-Adl (« L’Armée de la Justice ») avec ou sans la coopération d’Islamabad. « Si le gouvernement central pakistanais n’a pas la capacité de le faire, l’Iran est prêt à intervenir pour éliminer le groupuscule du Jaish ul-Adl » avait ainsi averti Esmaïl Kossari, membre de la puissante commission pour la sécurité nationale et la politique étrangère du Majlis à Téhéran. « Nous ne pouvons rester les bras croisés pour voir ces groupuscules entrer, via la frontière pakistanaise, en territoire iranien », avait-il précisé. Avant d’ajouter : « La République islamique d’Iran a payé cher pour assurer la sécurité de ses frontières. Il incombe donc à la partie pakistanaise de prendre les mesures qui s’imposent aux frontières entre le Pakistan et l’Iran ». Pour conclure que « pour que ses relations avec l’Iran se maintiennent, le gouvernement central pakistanais doit purger ces groupuscules » [47]. Le ministre de l’Intérieur Abdul Reza Rahmani-Razil était même allé jusqu’à exprimer sa colère en formulant une menace explicite : « Si le Pakistan ne prend pas les mesures nécessaires pour combattre les groupes terroristes, nous ferons entrer nos forces sur le sol pakistanais. Nous n’attendrons pas » [48].
Les incidents armés avec ce groupe s’étaient multipliés en 2014. Alors que quatre membres des forces de l’ordre iraniennes avaient déjà été tués depuis début octobre 2014 dans des attaques menées par des rebelles armés dans la province, deux gardes-frontières iraniens ainsi qu’un officier paramilitaire pakistanais avaient encore été tués le 16 octobre 2014 lors d’un incident à la frontière, selon des sources au Pakistan et en Iran. C’est dire si cette région demeure éminemment sensible géopolitiquement parlant.
Le groupe avait encore tué huit garde-frontières iraniens le 8 avril 2015, dans les districts de Gwadar et Kich, près de la zone frontalière avec le Pakistan. Il s’agissait du deuxième affrontement le plus meurtrier depuis celui d’octobre 2013 à Saravan, qui avait coûté la vie à 14 garde-frontières iraniens, avant une nouvelle attaque meurtrière à Mirjaveh, le 26 avril 2017, qui tua dix garde-frontières iraniens. Mais c’est surtout en 2018 que ce type d’attaques s’est multiplié avec une nouveauté, dans la nuit du 15 au 16 octobre 2018, à savoir l’enlèvement au niveau de Mirjavh d’une douzaine de garde-frontières iraniens et leur transfert au Baloutchistan pakistanais. Le général de brigade Mohammad Pakpour, commandant de la force terrestre du corps des Pasdarans, n’avait pas manqué de demander au gouvernement pakistanais d’agir pour sécuriser ses frontières et son aide pour retrouver les soldats enlevés. Cet enlèvement était peut-être une manière de montrer que le mouvement continuait d’être actif en dépit de l’élimination, le 28 septembre précédent, du n°2 du JUA, Mullah Hashem, lors d’une opération militaire à proximité d’un poste frontalier situé dans la région de Saravan, au Sud-Est de l’Iran. Cinq garde-frontières devaient être libérés le 4 novembre 2018 avec l’aide de l’armée pakistanaise.
Un attentat terroriste revendiqué par le Jaish ul-Adl avait visé, le 2 février 2019, un poste militaire les Bassijis à Nik-Chahr, dans une ville de la province frontalière du Sistan-et-Baloutchistan faisant un mort et cinq blessés. Mais, un attentat plus meurtrier encore avait fait 27 morts et 13 blessés le 13 février 2019 dans un attentat-suicide contre un bus des gardiens de la révolution, l’armée d’élite du régime en Iran. Une attaque, rapidement revendiquée par le groupe djihadiste Jaich ul-Adl, avait eu lieu sur la route entre les localités de Khash et Zahedan, dans la province du Sistan-Balouchistan, dans le Sud du pays. Elle est l’une des plus meurtrières contre le corps des Gardiens de la Révolution créé en 1979 dans le but de protéger la Révolution islamique iranienne des menaces étrangères et intérieures. L’attentat-suicide aurait été commis par un Pakistanais dénommé Hafez Mohammad-Ali avait déclaré le général Mohammad Pakpour, commandant de la force terrestre des Gardiens, en marge d’une cérémonie à Téhéran en hommage aux victimes de l’attaque. Les Pasdarans avait annoncé avoir arrêté trois « terroristes », accusés d’être impliqués dans l’attentat et d’avoir « fabriqué, guidé et assisté » le véhicule utilisé. L’équipe à l’origine de l’attentat-suicide avait prévu un attentat-suicide le jour du 40ème anniversaire de la Révolution islamique, célébré le 11 février 2019, mais les forces de sécurité seraient parvenu à l’empêcher.
Mohamed Ali Jafari, le commandant du corps des Gardiens de la révolution (entre septembre 2007 et avril 2019), avait appelé le 16 février 2019 Islamabad à assumer ses responsabilités dans les efforts de lutte contre le terrorisme et à assurer la sécurité de ses frontières communes avec l’Iran. Il avait, en ce sens, déclaré que « les terroristes responsables de cet acte bénéficient de la protection des forces pakistanaises ». L’Iran ripostera, selon le général Jafari, à ces mercenaires aux mains d’appareils de renseignement régionaux et internationaux. Mohamed Jafari avait également affirmé que l’Etat iranien disposait du droit de répondre à toute menace visant ses frontières. Le commandant des Gardiens de la révolution s’était ouvertement adressé à l’Arabie saoudite en lui promettant un traitement particulier pour ses supposées entreprises de déstabilisation.
Mais le Jaich ul-Adl n’est pas le seul groupe à opérer dans cette région et à commettre des attentats. Un autre attentat particulièrement meurtrier avait été perpétré à la fin de l’année 2018. Une bombe avait en effet explosé, le 6 décembre, à Chabahar, une ville portuaire dans le Sud-Est de l’Iran, près d’un commissariat de police, faisant au moins quatre morts dont deux policiers selon des informations non officielles, et 48 blessés. Selon les premières informations, un kamikaze aurait actionné sa bombe alors qu’il venait d’être arrêté devant le siège de la police. Par la suite, on a appris qu’un groupe d’hommes armé avait attaqué le poste de commandement de la police. Chabahar est un port de l’Océan Indien, situé à une centaine de kilomètres à l’Ouest de la frontière entre l’Iran et le Pakistan, dans la province à majorité sunnite du Sistan-Baloutchistan, de longue date en proie à des troubles liés au trafic de drogue et aux tensions séparatistes.
D’après l’agence de presse officielle IRNA et la société privée de surveillance et de renseignement SITE, l’attaque menée par un certain Abdullah Aziz aurait été revendiquée par Ansar al Furqan [49], un groupe islamiste sunnite baloutche qui aurait peut-être voulu venger la mort de son chef, Molavi Jalil Qanbar-Zehi, tué, en juin 2017, par les forces de sécurité iraniennes. Le 9 décembre suivant, le chef de la police iranienne, Hossein Ashtari annonçait que les forces iraniennes de sécurité avaient arrêté dix personnes soupçonnées de lien avec l’attentat-suicide à la voiture piégée, ajoutant que d’autres suspects avaient été identifiés et qu’ils étaient activement recherchés.
Le groupe Ansar al-Furqan (« Les partisans du Critère [50] ») est un groupe sunnite séparatiste baloutche considéré comme terroriste par Téhéran. Il est d’origine relativement récente puisqu’il est officiellement apparu le 7 décembre 2013, après la fusion de deux groupes préexistants qui étaient le Harakat-e Ansar-e Iran/HAI (« Mouvement des Partisans en Iran ») qui se serait formé fin 2011 [51] et devenu actif début 2012 [52] et le groupuscule Hizbul Furqan (« Parti du critère) [53].
Le groupe insurgé sunnite baloutche Harakat e-Ansar e-Iran (HAI) avait salué la fusion avec un autre groupe sunnite local, Hizbul-Furqan (HUF), comme un geste destiné à renforcer son combat contre les autorités de Téhéran [54]. Un compte Twitter associé au groupe, probablement dirigé par des activistes du groupe de médias Al Farooq en dehors de l’Iran, avait déclaré que la fusion renforcerait le « front de HAI contre les Safavides » [55]- un terme que les djihadistes sunnites utilisent pour stigmatiser les Perses chiites -, en faisant référence à la dynastie au pouvoir en Perse qui régna sur la Perse de 1501 à 1736 et qui avait fait du chiisme une religion d’Etat [56].
Le groupe Harakat al-Ansar Iran a mené ces dernières années un certain nombre d’attaques contre les forces de sécurité iraniennes dans le Sistan-Baluchistan, dont la plus importante fut un attentat-suicide, déjà dans la ville portuaire de Chabahar, le 19 octobre 2012. Il s’agissait du premier attentat-suicide depuis celui commis le 15 décembre 2010 par le Jundallah dans la même mosquée, lequel avait fait au moins 40 morts. HAI avait à l’époque déclaré que l’attentat à la bombe, baptisé « Opération Ra’ad » (« Tonnerre ») [57] avait visé les membres du corps des Pasdarans (« gardiens de la révolution ») et des basijs (« Volontaires ») des brigades Qods Karman et Sepah Salman Zahedan-21 [58]. Le kamikaze [59] , qui visait apparemment la mosquée Imam Hussein de la ville, avait fait exploser son gilet chargé d’explosifs à l’extérieur de la mosquée après que les forces de sécurité iraniennes lui eurent refusé l’entrée dans les lieux. L’attaque avait causé la mort de deux officiers Basijis et de nombreux civils avaient été blessés. HAI avait ensuite revendiqué la responsabilité d’une série d’attaques, notamment des embuscades armées, la pose d’engins explosifs improvisés (IED) et d’engins explosifs improvisés véhiculés (VBIED) contre les forces de sécurité iraniennes [60].
Concernant la décision de fusionner avec Hizbul-Furqan (HUF), cette dernière était intervenue au moment où les activités d’HAI diminuaient probablement en raison des arrestations de nombre de ses activistes par les forces de sécurité iraniennes et alors qu’un autre groupe séparatiste extrémiste sunnite baloutche, le Jaish ul-Adl (« Armée de la justice »), héritier putatif du Jundallah, avait multiplié les attaques visant le corps des Pasdarans sur la frontière irano-pakistanaise [61].
Et pour en revenir au Harakat-e Ansar-e Iran, même avant la fusion susmentionnée, HAI avait opté pour un nouveau nom, le Harakat al-Ansar en arabe plutôt qu’en persan, éliminant totalement la référence à l’Iran. Le drapeau du groupe initial était devenu un drapeau djihadiste noir et blanc [62].
Il est à noter que ces symboles reflètent des symboles liés au mouvement djihadiste transnational, plutôt que la cause « ethno-confessionnelle » locale de HAI dans le Sistan-Baluchistan, même si cette dernière n’est évidemment pas absente. Le nouveau nom et la nouvelle bannière reflétaient une tendance significative dans les mouvements d’insurgés sunnites baloutches du Sistan-Baluchistan. Bien que HAI soit demeuré un groupe local avec ses revendications « ethno-confessionnelles », sa cause a été d’une certaine manière cooptée par les partisans du djihad transnational et le groupe avait ainsi transféré ses activités médiatiques à une organisation extérieure, Al Farooq Media. Alors que HAI avait initialement écrit ses messages en persan et abordé des questions locales, Al Farooq s’était mis à diffuser des messages principalement en arabe [63].
Pour sa part, le Hizbul-Furqan (HUF) est un groupuscule qui aurait été fondé en 1978 [64] selon un site des Pasdarans, lequel avait initialement adopté une bannière comprenant les couleurs du drapeau iranien. Mais le groupuscule avait publié un message sur son blog principal, écrit en arabe plutôt qu’en persan, pour annoncer la fusion avec HAI. Le message expliquait cette fusion pour des motifs locaux mais aussi dans une perspective djihadiste : sous la bannière de « il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah et Muhammad est le Messager d’Allah » et du djihad pour renverser le régime iranien, défendre la parole de Dieu, lutter contre l’injustice, soutenir les opprimés et établir la loi d’Allah, et mener la guerre sainte pour servir de base au rétablissement du Califat ». Bien que cette proclamation en arabe visât spécifiquement un public situé en dehors du Sistan-Baluchistan, les principaux messages de HUF étaient néanmoins effectués en persan et destinés à un public national. Un billet du blog en persan plaçait ainsi la lutte sunnite en Iran dans un contexte plus large avec des citations du Coran et indiquait que l’Ayatollah Khomeyni et avait déformé l’islam et créé une dictature [65].
La centralité d’une forme d’islamisme radical dans ces nouveaux mouvements baloutches semble de plus en plus marquée. La rhétorique et le discours de ces groupes sont pleins de slogans anti-chiites. Le HAI et le JAA se réfèrent souvent à la République islamique en tant que régime des « Safavid » et stigmatisent les chiites en les qualifiant de rawafidh [66]. L’activisme armé baloutche, à caractère essentiellement « ethnique » à l’origine, paraît s’articuler aujourd’hui à des logiques plus djihadistes [67] et rendre possible une certaine porosité des groupes armés entre eux par-delà leur région d’enracinement, voire la possibilité de soutiens étrangers [68].
De fait, le groupe nouvellement fusionné Ansar Al-Furqan avait étrangement revendiqué le 30 décembre 2017, dans le contexte des troubles de décembre 2017-janvier 2018, des attentats à la bombe sur des pipelines de la région d’Ahwaz, dans la province arabophone du Khouzistan, soit à l’extrême opposé géographique du pays. Ansar al Furqan avait à cette occasion déclaré qu’« un important oléoduc [avait] été détruit dans la région d’Omidiyeh occupée d’Ahvaz, en Iran ». Le groupe avait ajouté qu’il avait mis sur pied une nouvelle unité, la « Brigade des martyrs d’Ahwaz » [