Le déclin paradoxal de la langue irlandaise, Michel Feltin-Palas


Le déclin paradoxal de la langue irlandaise, Michel Feltin-Palas, L'Express

Le gaélique perd des locuteurs alors qu’il dispose pourtant d’un statut avantageux. Voici pourquoi.

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Mes amis vous le confirmeraient en levant les yeux au ciel : il m’arrive régulièrement de monter au filet pour défendre les langues minoritaires. Et de temps en temps, mon interlocuteur tente un passing-shot le long de la ligne qui tient en un mot : « Irlande ». Cela se comprend : je soutiens en effet qu’une langue régionale ne peut se développer sans disposer d’une place significative dans les écoles, les administrations ou les médias, et voici un pays où le gaélique est langue officielle depuis son indépendance, en 1921, et dont le taux de locuteurs reste apparemment marginal (1). Il est logique que l’on m’oppose l’argument…

 J’ai donc interrogé de bons connaisseurs de l’Irlande sur cet apparent paradoxe. Et voici ce qu’ils m’ont expliqué.

L’indépendance est arrivée trop tard. L’irlandais, appelé également gaélique, est une langue celtique qui fut longtemps d’usage exclusif sur l’île. C’est surtout à partir de la nomination d’Henri VIII D’Angleterre comme roi, au XVIe siècle, que la langue anglaise a commencé à y poser le pied, comme disait l’autre (j’adore ces métaphores brinquebalantes). D’emblée, les envahisseurs expriment clairement leur volonté d’éradiquer la langue autochtone, mais l’anglais mettra cependant plusieurs avant de devenir majoritaire. En 1801, lors du traité « d’union » entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, 3,5 millions des 5 millions d’habitants pratiquent encore l’irlandais. Avant que la Grande Famine de 1845-1849 (une attaque du mildiou sur la pomme de terre) ne débouche sur la mort ou l’émigration de quelque trois millions d’habitants. Résultat : « En 1911, seuls 550 000 Irlandais parlent toujours la langue de leurs ancêtres, soit 12% de la population », comme le souligne Jean Sellier dans Une histoire des langues (La Découverte). « La population, de surcroît, était très pauvre, complète l’historienne Rozenn Milin. Sa priorité n’était pas de sauver le gaélique, mais de manger à sa faim, quitte pour cela à utiliser l’anglais. » 

Une langue trop longtemps méprisée. Pendant des siècles, l’île a été traitée comme une colonie. A partir du XIXe siècle, on procède à l’installation d’un grand nombre d’écoles anglaises, où l’on interdit formellement aux enfants de parler irlandais », rappelle ainsi Henriette Walter (Langues d’ici et d’ailleurs, Bouquins). Et pour que la règle soit respectée, on oblige les enfants à porter un « bâton de comptage » autour du cou. « A chaque fois qu’ils étaient surpris à parler le gaélique, une entaille était gravée sur le bâton, et en fin de journée, le châtiment suivait : autant de coups de bâtons que d’entailles ! explique Rozenn Milin. Ce système pervers se prolongeait même à la maison : les parents étaient eux aussi tenus de frapper leurs enfants quand ceux-ci recouraient à « la mauvaise langue », la seule, pourtant, qu’ils connaissaient eux-mêmes. Et ils avaient intérêt à s’exécuter :  ils pouvaient être renvoyés de leurs terres par le propriétaire terrien – généralement un Anglais – si leurs enfants parlaient trop souvent irlandais. » La langue a donc été associée à des notions de « faute » et de « châtiment » tandis que l’anglais, lui, est devenu la langue du pouvoir et de la réussite.

La « trahison » des classes moyennes... Comme souvent, les « élites » ont été les premières à comprendre que leur promotion sociale passait par la langue du dominant. Dès le XVIIIe siècle, les familles catholiques les plus aisées ­– suivies par celles qui aspirent à s’enrichir – adoptent l’anglais. Dès lors, l’irlandais n’est plus parlé que par les paysans et les ouvriers, souvent pauvres et illettrés. Une répartition qui a renforcé l’image négative du gaélique, devenu synonyme d’inculture, de ruralité, de misère sociale, etc.

... et de l’Eglise. L’Église catholique n’a jamais utilisé l’irlandais, mais l’anglais. Une différence majeure avec le pays de Galles – autre terre celtique au sein du Royaume-Uni – où la Bible a été traduite dès le XVIe siècle, ce qui a permis au gallois d’y devenir langue de l’écrit et du sacré. Des atouts dont n’a pas bénéficié l’irlandais. 

L’indépendance avant la langue. L’anglais étant imposé dans le domaine public, les nationalistes irlandais l’ont toujours adopté comme langue usuelle, le considérant surtout comme un emblème. A partir des années 1960, d’ailleurs, "l’État a opté pour une politique visant à créer une société bilingue et a renoncé à faire de l’irlandais la langue de l’ensemble des habitants de la République », comme le soulignent James Costa et Devin Petit Cahill dans l’article « Revitalisation linguistique » du très intéressant hors-série Langage et société 2021 https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2021-HS1-page-305.htm. C’est toujours le cas aujourd’hui. Dans les faits, la majorité des habitants délèguent la préservation du gaélique à une petite minorité irlandophone vivant dans des zones côtières (au sud, à l’ouest et au nord-ouest). Ils le considèrent comme un héritage culturel sans chercher à le parler - un peu comme les Français souhaitent que l’on restaure Notre-Dame-de-Paris sans avoir pour autant l’intention d’aller à la messe.  « A la différence du Pays de Galles, l’Irlande a donné priorité à l’indépendance, pas à la langue », souligne Rozenn Milin. 

 Est-ce à dire qu’être doté d’un statut officiel pour une langue affaiblie ne sert à rien ? Non. Dans le cas du gaélique, il est simplement arrivé trop tard et il a manqué une véritable volonté politique chez les dirigeants de l’île. Pour autant, il n’a pas été inutile car, sans lui, l’irlandais aurait peut-être déjà disparu. « Le statut officiel ne règle pas tout, mais en son absence, la place du gaélique serait largement plus faible dans l’enseignement, la signalétique et les médias », souligne Eamon Ó Ciosáin, professeur de français et de breton à Maynooth, l’Université nationale d’Irlande. Et de citer cet exemple : « Quand des parents qui veulent ouvrir un cours dans une école se heurtent à la résistance de l’administration, ils utilisent ce statut pour obtenir gain de cause ». Un atout dont aimeraient bénéficier, en France, les amoureux de l’alsacien, du catalan, des créoles et de toutes les langues minoritaires.

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(1) Le recensement de 2016 fait état de près de 74 000 personnes parlant irlandais quotidiennement et plus de 111 000 le pratiquant chaque semaine, en dehors du système scolaire pour une population totale d’environ 5 millions d’habitants.