"La moitié d’un pain, et un livre", Federico Garcia Lorca




AUTEUR
 
FÉLIX LANDRY
  
TRAD.
 
FÉLIX LANDRY

Le Grand Continent.

Dans ce discours prononcé par Federico García Lorca lors de l’inauguration de la bibliothèque de son village natal, Fuente Vaqueros (province de Grenade), en septembre 1931, le poète andalou affirme la primauté de la culture – au sens universaliste – sur les impératifs socioéconomiques, et l’ardente nécessité de sa diffusion par la lecture, partout et par tous. Rappel de vérités élémentaires, exhortation à lire toujours, au fil d’une allocution de circonstance certes, mais riche d’affirmer avec quelques années d’avance qu’en assassinant un homme, on ne tue pas son esprit.

Pour accompagner ce texte, outre de brefs commentaires d’hispaniste en rupture de ban, nous nous sommes autorisés quelques suggestions de lecture, entre érudition roborative et références mainstream, soit un éclectisme à notre sens conforme à l’esprit de l’allocution lorquienne.


Chers compatriotes et amis1,

Avant toute chose, il me faut vous dire que je ne parle pas : je lis. Et si je ne parle pas, c’est parce qu’il m’arrive la même chose qu’à Galdós et à tous les poètes et écrivains en général : nous sommes accoutumés à dire les choses promptement et avec exactitude, mais il semble que l’art oratoire soit un genre où les idées se diluent à tel point qu’il n’en reste qu’une musique agréable. Le reste, le vent l’emporte. Mes conférences sont invariablement lues, ce qui demande bien plus de travail que de parler, mais en fin de compte l’expression en est d’autant plus durable, puisqu’elle demeure couchée par écrit, et bien plus ferme, puisqu’elle peut servir à l’édification de ceux qui m’entendent mal ou ne sont pas présents ici.

Benito Pérez Galdós (1843-1920), romancier réaliste, au cœur de la création littéraire espagnole du XIXème et du début du XXème siècle avec ses Episodios nacionales. Parfois comparé à Dickens, il est célébré notamment pour avoir dépeint avec authenticité l’Espagne populaire de son temps et retranscrit fidèlement ses parlers.

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J’ai envers ce beau village où je suis venu au monde et où s’est écoulée mon heureuse enfance un devoir de gratitude, en raison de l’hommage immérité dont j’ai été l’objet lorsque l’on a donné mon nom à l’ancienne rue de l’Église. Sachez bien que je vous en suis reconnaissant du fond du cœur, et que moi, à Madrid ou ailleurs, pour une enquête de journaliste ou autre, quand on me demande quel est mon lieu de naissance, je dis que je viens de Fuente Vaqueros, afin que la gloire ou la notoriété qui me sont accordées rejaillissent sur ce si sympathique, si moderne, si estimable et si libéral village de la Fuente.

Le changement de nom d’une rue anciennement associée à l’édifice du culte catholique s’inscrit dans le cadre de l’anticléricalisme propre à la IIe République espagnole et au gouvernement de Manuel Azaña, qui laisse brûler quelques couvents sévillans en cette même année 1931. Bien que sensible aux idées socialistes et assassiné par les milices franquistes en 1936, García Lorca n’est pas pour autant une figure anticléricale. Rétif à tout étiquetage politique, il se déclare peu avant sa mort « catholique, anarchiste, communiste, libertaire, traditionaliste et monarchiste », c’est-à-dire moins incohérent ou indifférent que sensible à toutes les cordes de l’être espagnol.

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Sachez aussi tous qu’alors, j’en fais immédiatement l’éloge, en tant que poète et en tant que l’un de ses fils, parce que dans toute la vega de Grenade – et il n’y a là nulle passion de ma part –, il n’existe pas de village plus beau, plus riche ni plus émouvant que celui-ci. Je ne veux offenser aucun des beaux villages de la vega grenadine2, mais j’ai des yeux pour voir et assez d’intelligence pour faire l’éloge de mon village natal.

Il est édifié sur l’eau. De toutes parts chantent les canaux d’irrigation et poussent les grands peupliers entre lesquels le vent fait sonner sa douce musique en été. En son cœur se trouve une fontaine 3, dont l’eau jaillit continuellement, et au-dessus de ses toits on aperçoit les montagnes bleutées de la vega, mais lointaines, à l’écart, comme si elles ne voulaient pas que leurs roches parviennent jusqu’ici où une terre meuble et fertile entre toutes laisse fleurir toutes sortes de fruits.

L’importance de l’eau fait figure de topos à propos de l’Islam médiéval et de la civilisation arabo-andalouse en particulier : cf. entre autres Patrice Cressier, « Prendre les eaux en Al-Andalus », Médiévales 43, 2002, p. 41-54, et Pierre Guichard, « L’eau dans le monde musulman médiéval », Travaux de la Maison de l’Orient 3, 1982, p. 117-124. Patrice Cressier a également dirigé un ouvrage collectif sur La Maîtrise de l’eau en Al-Andalus, publié par la Casa de Velázquez en 2006.

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Le caractère de ses habitants les distingue de ceux des villages limitrophes. On reconnaît entre mille un garçon de Fuente Vaqueros. Là, vous le verrez magnanime, tactile, le chapeau rejeté en arrière, agile en élégance et dans sa conversation. Mais il sera le premier, au sein d’un groupe d’étrangers4, à admettre une idée moderne ou à se rallier à une juste cause.

Quant à une fille de la Fuente, vous la reconnaîtrez aussi entre mille à son sens de l’humour, à sa vivacité, à sa soif d’élégance et de dépassement de soi.

C’est que les habitants de ce village sont animés de sentiments artistiques innés, palpables et tangibles chez ceux qui y sont nés. Sens artistique, et sens de la joie, ce qui revient à dire sens de la vie.

J’ai remarqué bien des fois, en entrant dans ce village, qu’on y perçoit comme une rumeur, un frémissement qui émanent de sa partie la plus intime. Une rumeur, un rythme, qui sont soif de sociabilité et de compréhension humaines. J’ai parcouru des centaines de petits villages comme celui-ci, et j’y ai pu observer une mélancolie qui ne naît pas de la seule pauvreté, mais aussi du désespoir et de l’inculture. Les villages qui ne vivent qu’agglutinés à la terre ne possèdent guère qu’un sens terrible de la mort, sans que rien n’y élève vers des jours radieux d’allégresse et d’authentique paix sociale.

On pense immanquablement au Maurice Barrès de La Terre et les Morts, conférence prononcée en 1899 à la Ligue de la patrie française et republiée récemment (2016) par les éditions de l’Herne. Cf. Maud Hilaire Schenker, « Le nationalisme de Barrès : moi, la terre et les morts », Paroles gelées 23 (1), 2007. Rappelons que chez Barrès l’imaginaire national ne se cantonne pas à la France, et qu’il est l’auteur d’un éminemment topique Voyage en Espagne, qu’il définit comme « du sang, de la volupté, de la mort ». Cf. Bartolomé Bennassar, Le Voyage en Espagne, Paris, Robert Laffont, 1998.

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Cela, Fuente Vaqueros l’a gagné. Il y a ici une soif de joie, c’est-à-dire de progrès, c’est-à-dire de vie. Et par conséquent, une ardeur artistique, un amour de la beauté et de la culture.

J’ai vu bien des hommes d’autres contrées revenir du travail, rentrer chez eux, et, fourbus de fatigue, ils s’asseyaient en silence, comme des statues, à attendre encore un jour et puis l’autre, sans que leur âme ne soit traversée du moindre désir de savoir. Des hommes esclaves de la mort, faute d’avoir ne serait-ce qu’aperçu la lumière et la beauté auxquelles l’esprit humain peut parvenir. Il n’y a en effet rien d’autre au monde que la vie et la mort, et il y a des millions d’hommes qui parlent, qui vivent, qui voient, qui mangent, mais qui sont morts. Plus morts que les pierres, et plus morts que les vrais morts qui sommeillent sous terre, parce qu’ils ont l’âme morte. Morte comme un moulin immobile, morte parce que dépourvue d’amour, du germe d’une idée, d’une foi, d’une soif de libération sans laquelle un homme cesse d’être digne de ce nom. C’est là l’un des programmes, chers amis, qui me préoccupent le plus en ce moment.

Quand quelqu’un va au théâtre, à un concert ou à une fête de quelque nature qu’elle soit, si celle-ci est à son goût, il pense immanquablement aux personnes qu’il aime, en regrettant qu’elles n’y soient pas. « Comme ma sœur, comme mon père auraient aimé cela », pense-t-il, et il ne jouit déjà plus du spectacle qu’à travers une légère mélancolie. C’est cette mélancolie que je ressens, non pas pour les gens de ma propre maison, ce qui serait petit et mesquin, mais pour tous ceux qui, faute de moyens ou par malchance, se trouvent privés du bien suprême de la beauté, qui est vie et bonté et sérénité et passion.

Motif central de la poésie lorquienne. Cf. Jocelyne Aubé-Bourligueux, Lorca ou la Sublime Mélancolie, Paris, Éditions Aden, 2008.

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C’est bien pourquoi je n’ai jamais un livre en ma possession, puisque j’offre tous ceux – et il y en a beaucoup – que j’achète, et c’est pourquoi je suis ici honoré et heureux d’inaugurer cette bibliothèque de village, la première sans doute dans toute la province de Grenade.

L’homme ne vit pas que de pain. Si j’étais à la rue, affamé et démuni, je ne quémanderais pas un pain : je réclamerais la moitié d’un pain, et un livre. Et je m’insurge ici sans nuance contre ceux qui ne parlent que de revendications économiques, sans évoquer jamais les revendications culturelles, qui sont celles que les peuples expriment à plus grands cris. Il serait certes bon que tous mangent à leur faim, mais encore faudrait-il que tous sachent. Que tous jouissent des fruits de l’esprit humain, parce que l’inverse revient à les convertir en simples machines au service de l’État, en esclaves d’une organisation sociale terrible.

Sur la tradition de combat social et d’anarchisme agraire propre à l’Andalousie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, consulter Eric Hobsbawm, Primitive Rebels (1959) et, par exemple, John Corbin, « El anarquismo andaluz : perspectiva desde la antropología social », Revista de antropología social 2, 1993, p. 73-104. Les utopies et dystopies propres à l’Europe de l’entre-deux-guerres font écho en Andalousie à une vieille habitude de révolte paysanne sur fond de latifundium hérité, dit-on, de l’époque romaine.

L’idée de besoins et revendications culturels plutôt que socioéconomiques est, depuis le début de notre siècle, à nouveau à la mode. Pour un diagnostic relativement précoce, consulter Alain Touraine, Un Nouveau Paradigme, Paris, Fayard, 2005.

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J’ai davantage pitié d’un homme qui veut savoir et qui ne le peut pas, que d’un affamé. Un affamé peut facilement calmer sa faim d’un morceau de pain ou de quelques fruits, tandis qu’un homme qui a soif de savoir sans en posséder les moyens subit une terrible agonie, puisque ce sont de livres, de livres, de beaucoup de livres qu’il a besoin. Et où sont les livres ?

Au début du XXe siècle, l’Espagne ne compte encore que 6 millions d’alphabétisés sur 14 millions d’habitants. Cf. Jean-François Botrel, Libros y lectores en la España del siglo XX, Rennes, JFB, 2008.

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Des livres, des livres ! Il y a là un mot magique, qui revient à dire « amour, amour », et que les peuples5 devraient réclamer comme ils demandent du pain ou comme ils espèrent la pluie pour leurs semailles. Quand l’éminent écrivain russe Fédor Dostoïevski, bien plus père de la Révolution russe que Lénine, prisonnier en Sibérie, à l’écart du monde, confiné entre quatre murs et cerné par les plaines désolées de neige infinie, demandait secours dans ses lettres à sa lointaine famille, il disait seulement : « envoyez-moi des livres, des livres, beaucoup de livres, pour que mon âme ne succombe pas ! ». Il avait froid mais ne demandait pas de feu, il avait terriblement soif mais ne réclamait pas d’eau, il exigeait des livres, autant dire des horizons, autant dire des escaliers vers les sommets de l’esprit et du cœur. En effet, l’agonie physique, biologique, naturelle d’un corps, par la faim, la soif ou le froid, ne dure qu’un instant, un bref instant, tandis que l’agonie d’une âme insatisfaite dure ce que dure la vie.

La réception de l’œuvre de Dostoïevski en Espagne passe par des auteurs membres de la « génération de 1898 », tels Miguel de Unamuno ou Pío Baroja, sources d’influence majeures pour García Lorca. Cf. Jordi Morillas Esteban, « F. M. Dostoievski en España », Mundo eslavo 10, 2011, p. 119-143.

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Le grand Menéndez Pidal6, l’un des plus authentiques sages d’Europe, l’a déjà dit : le mot d’ordre de la République "La moitié d’un pain, et un livre", Federico Garcia Lorca II/II

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