*Pour un dépassement de la religion*, Raoul Vaneigem

´Pour un dépassement de la religion´, Raoul Vaneigem

La Révolution française a tué Dieu sans nous débarrasser de son cadavre. En décapitant la monarchie de droit divin, elle a mis fin à la prédominance d’une économie fondée sur le travail de la terre, sur la propriété agraire. Elle a brisé l’immobilisme qui figeait la société sous l’autorité réputée éternelle de Dieu et de ses représentants, les rois et les prêtres.

Son plus grand titre de gloire a été de révoquer le dogme d’une imbécillité native de l’homme, d’une faiblesse constitutive, d’un handicap originel qui lui interdisait d’aller son chemin sans le secours d’un Père, d’un pouvoir tutélaire, d’un Etre suprême qui, de génération en génération, cautionnait un des principes les plus morbides de l’éducation traditionnelle : « Qui aime bien châtie bien ! »

Pour la première fois dans l’histoire s’est propagée l’idée que les hommes possèdent des droits spécifiques en tant qu’êtres humains, et non en tant que créatures d’un Dieu dont les desseins impénétrables sont censés régler les destinées. Dès ce moment s’est concrétisée pour lui l’espérance de marcher sans avoir besoin des béquilles que lui vendaient les responsables de ses mutilations existentielles, les prêtres, les princes, l’Etat. Il a découvert qu’à la relation de dépendance qui liait l’homme et la terre à une puissance céleste et à ses mandataires pouvait se substituer une relation de solidarité fondée sur la réconciliation de l’individu avec lui-même, avec ses semblables et avec la nature. Ainsi a-t-il frayé la voie à cette humanisation de l’homme qui fera de lui le véritable créateur du monde et de sa destinée.

Cependant, ce n’est pas un décret, ni même l’audace d’une pensée libératrice, qui a jeté à bas la tyrannie divine, spirituelle et temporelle. Ce qui a vidé le Père éternel de sa redoutable substance, de son aura protectrice et répressive, c’est une mutation économique. C’est le libre-échange, la libre circulation des hommes et des biens. C’est l’ouverture qui, en supprimant les barrières d’octroi, mettait fin au monde enclos sur lui-même, à la mentalité agraire, à la croyance en un univers pyramidal, à une hiérarchie dont Dieu garantissait le caractère immuable.

De là sont nés ces Droits de l’homme qui, si abstraits et si illusoires qu’ils fussent, ont instillé aux individus la volonté de s’émanciper de tout pouvoir qui les contraigne. Le propos de Rousseau, « L’homme naît libre et il est partout dans les fers » est devenu le mobile d’une lutte qui, du XIXe siècle à nos jours, n’a cessé de se raviver. Quoi de plus modernes que les mots de Loustalot : « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. Levons-nous ! »

Cependant, il a fallu déchanter. Il est très vite apparu que cette liberté nouvellement découverte n’était qu’une liberté marchande. Le système du libre-échange la bornait à ses intérêts, l’accordant aux exploiteurs, la refusant aux exploités. L’essor industriel et l’obligation de produire du profit n’avaient fait que laïciser le vieux pouvoir patriarcal. La bourgeoisie n’avait plus besoin de Dieu pour légitimer son autorité et son activité prédatrice. Sa mainmise sur les ressources humaines et naturelles la dispensait du mandat céleste dont l’aristocratie invoquait la caution.

Quand le capitaine d’industrie prend la défense de l’homme en ravivant le mythe de Prométhée et en s’arrogeant une fonction de démiurge, n’y a-t-il pas dans son audace et son inventivité une volonté de bannir le pouvoir divin pour y substituer le sien ? Hitler, Staline, Mao Dze Dong, Pol Pot sont des athées qui ambitionnent de se comporter comme des Dieux.

En fait, le caractère autoritaire, voire dictatorial du capitalisme industriel perpétue une mentalité patriarcale, propice à la survie de l’Eglise et des institutions religieuses. Dans les pays où pareille mentalité prédomine, la religion conserve son emprise. L’oppression stalinienne ne l’a pas stérilisée et les démocraties mafieuses de l’Est conserve à ses fleurs vénéneuses un semblant de vigueur.

En Europe même, l’économie productiviste qui avait inventé le progrès technique, à la lueur des hauts-fourneaux où trimaient des millions d’esclaves, continua de donner des arrhes à la religion en laïcisant des principes qui, jusque dans les années mille neuf cent cinquante, demeurèrent sacrés : l’autorité du père de famille, le statut d’infériorité de la femme et de l’enfant, le culte du travail, le sacrifice, le pouvoir hiérarchique consolidé par l’armée et la police. Par ailleurs, le christianisme tirait aisément avantage d’une éducation qui modelait l’enfant selon des critères de réussite et d’échec, de chute, de salut, de déchéance, de châtiment, de culpabilité.

Or, vers la fin des années cinquante, le développement du secteur de la consommation va miner et jeter à bas un édifice social, solidement érigé depuis des millénaires et que l’essor industriel et son autoritarisme avaient maintenu debout, en dépit de la liquidation de l’Ancien régime. Dès l’instant où l’accès massif à la grande distribution se révèle une source de profits supérieurs à ceux que génère la production, on assiste à un changement progressif des comportements, des mentalités, des mœurs.

Ce que la nécessité de produire comportait de violence oppressive s’est trouvé, en quelque sorte, dilué dans une incitation à consommer. Le supermarché, avec ses produits choisis librement et payés à la sortie, est devenu le modèle de ces démocraties corrompues où le peuple est invité à élire et à porter au pouvoir ceux qui vont l’escroquer.

Consommer n’importe quoi, pourvu que l’on consomme, et exercer n’importe quel travail, pourvu que l’on travaille, ont provoqué, en quelques décennies, une érosion graduelle des valeurs patriarcales traditionnelles et un nivelage où les choses offrent mois d’intérêt par leur usage que par le prix, par l’argent qu’elles représentent.

Cette illusion d’un libre choix, qu’entretenait l’impérieuse nécessité économique de vendre n’importe quoi à tout prix, a donné naissance à une démocratie de self-service, où rien n’a d’importance si ce n’est l’obligation de payer. Les valeurs traditionnelles – pouvoir, hiérarchie, État, nation, armée, Église, sacrifice, travail, autorité familiale - n’ont pas résisté au raz-de-marée noyant les pays du welfare state sous l’accumulation de biens interchangeables, quantifiés sous le label d’un chiffre.

A force d’engager les masses dans une frénésie de consommer, qui garantissait mieux que le travail de production l’accroissement des bénéfices, l’économie a fini par produire principalement une inutilité rentable.

La formidable accélération d’un parasitisme lucratif n’a pas seulement frappé de désuétude les idéologies politiques et les mythologies religieuses en vogue dans le monde occidental, elle a fissuré les assises du pouvoir patriarcal. Il n’est pas jusqu’à l’État lui-même qui n’ait vu s’effriter sa prestance à mesure que l’économie totalitaire transformait la plupart des hommes politiques en commis-voyageurs des multinationales. Les partis ont cédé à l’attrait d’un clientélisme qui relègue au second plan les idées de réformes sociales et privilégie les techniques de racolages mises en place par la publicité.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, le consumérisme a ainsi réduit le catholicisme, le protestantisme et les sectes à l’état de simples denrées sur le marché des idées ; un marché où toutes les idées tendant à se réduire à une seule : le profit.

L’imposture qui consiste à confondre progrès technique et progrès humain s’est rhabillée de neuf en identifiant consommation et bonheur.

Or l’avoir accumulé accentue la déperdition de l’être. L’illusion d’un bonheur consommable n’a cessé, en quelques décennies, d’augmenter le malaise existentiel. A force de consommer sa propre aliénation en achetant à foison des plaisirs frelatés, le prolétariat a perdu sa conscience de classe, sa combativité et jusqu’à son nom.

Son désespoir, son apathie, son fatalisme laissent aujourd’hui les mains libres à un capitalisme qui, en allant jusqu’au bout de la consommation et de sa consumation, n’investit plus dans les secteurs prioritaires (métallurgie, textile, alimentation, transport, éducation, culture, santé), parce qu’il préfère les brader pour les jouer en Bourse.

Nous sommes entrés dans une ère où le nihilisme est la philosophie des affaires, où le chaos organisé sert les intérêts des mafias étatiques et multinationales.

Le libre-échange, qui était à l’origine ouverture et libération, forme désormais un cercle où s’enserre le monde clos de la spéculation boursière, un univers étriqué où l’argent tourne en rond comme s’il se suffisait à lui-même. Ainsi reproduit-il, à l’image d’une Bastille vide et inepte, l’immobilisme agraire qu’il avait brisé au XVIIIe siècle. Le fétichisme de la marchandise fait triompher un culte qui dévore tous les autres, celui de l’argent. La spéculation boursière récupère en les parodiant les vieilles spéculations théologiques de la damnation et du salut.

Dans ce nouveau monde fermé, qui tire d’absurdes profits de sa propre destruction, le désarroi et le désespoir croissant entraînent une manière d’errance de la foi. La religiosité est en quête d’un refuge.

Il n’y a pas si longtemps, la déchristianisation et le déclin des institutions ecclésiales avaient vu les croyants se précipiter vers le havre de sectes en tous genres, proliférant partout. N’est-il pas évident que le discrédit qui les a justement accablées devait inéluctablement profiter à l’islam, le plus récent des monothéismes ?

Issue de régimes patriarcaux qui entretiennent sa vivacité, la religion musulmane fascine les nostalgiques des valeurs archaïques, notamment de l’autoritarisme et de l’assujettissement de la femme. Elle offre un cadre et un abri à cette foi erratique et désespérée qu’entretient un système économique qui se détruit en détruisant la planète. Il n’est pas jusqu’à son fatalisme qui ne séduise ceux qui, par lassitude, ont renoncé à changer le monde et choisissent d’agoniser avec lui.

Mais ne nous y trompons pas : la religiosité ne fait que pallier, tant bien que mal, cette solidarité sociale que le capitalisme ne cesse de briser au nom d’un égoïsme cupide, tandis que la valetaille médiatique multiplie ses sermons sur le thème « Enrichissez-vous ! »

Bien que la dernière religion à la mode ait rendu un semblant de vie aux plus anciennes, dont l’agonie n’a pas cessé pour autant, elle ne résistera pas à la corruption, qui déjà dissimule sous la foi des fidèles les intérêts mafieux dont l’islamisme s’est fait le principal gestionnaire. Une gauche musulmane, réclamant la séparation de la religion et de l’Etat, prend ses distances avec le populisme islamiste, ouvrant, timidement encore, le chemin emprunté jadis par la démocratie et le syndicalisme chrétiens. Un phénomène reste constant : chaque fois qu’un conflit social provoque un mouvement collectif de résistance, la solidarité efface aussitôt les divergences et les distinctions religieuses et ethniques.

Nous sommes confrontés à une situation paradoxale. D’une part, les institutions religieuses sont dépouillées de leur puissance dogmatique par le pouvoir financier qui les manipule ; d’autre part le spectacle des « idées séparées de la vie » continue d’entretenir un réflexe spécifiquement religieux : l’adhésion du moi à une transcendance qui le nie et l’incite à se réaliser sur un mode fictif. La religion demeure « le cœur d’un monde sans cœur » mais les Eglises et les bureaucraties théocratiques qui lui assuraient un soutien temporel sont rongées par la gangrène du capitalisme financier et autodestructeur.

Il faut désormais se méfier des combats douteux en établissant une nette distinction entre religiosité et institutions religieuses, sacerdotales ou sectaires.

Importante quand il s’agit de marquer une nette séparation entre l’Etat et le pouvoir religieux, la laïcité ne fait le plus souvent que sauvegarder, sous une forme profane et éthique, les pires éléments constitutifs de la religion : le sacrifice, le mépris du corps, du désir, du plaisir, de la nature.

Ne conviendrait-il pas que les laïcs examinent ce qui subsiste en eux de comportements religieux, jusque dans le dédain qu’ils professent envers la religion ?

Outre qu’elle n’a jamais fait qu’encourager le martyre et stimuler le prosélytisme, la recommandation voltairienne d’ «écraser l’infâme » a produit le plus souvent une cruauté, une barbarie que n’auraient pas désavoués les inquisiteurs et autres zélateurs de la «vraie foi.» Hormis Dollfuss et Franco, les pires exterminateurs du XXe siècle ont été des ennemis de la religion.

Pas de liberté religieuse sans liberté d’incroyance ! Telle est la revendication fondamentale de la laïcité. Encore faudrait-il garder en mémoire le propos de Manon Philippon : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! », afin de ne pas confondre plus longtemps la licence accordée à la vie et celle que s’arrogent le pouvoir et la tyrannie du profit.

Le seul moyen d’y parvenir, c’est d’accorder une liberté absolue à l’humain et de n’en permettre aucune aux pratiques inhumaines.

Le droit d’oser tout dire, tout écrire, tout penser, voir et entendre procède d’un décret préalable: il n’existe ni droit ni liberté de tuer, de tourmenter, de maltraiter, d’opprimer, de contraindre, d’affamer, d’exploiter.

La prétendue liberté de prédation, propagée par le culte du profit, est un non-sens qu’il nous appartient d’éradiquer en privilégiant l’humanisation de l’homme.

Si méprisée et si dépréciée qu’elle soit dans ses institutions, la religion ne cessera de régner tant que règneront le sacrifice, la résignation, la culpabilité, la haine de soi, la peur de la jouissance, le péché, le rachat, la dénaturation et cette illusion d’un Père tutélaire qui perpétue l’incapacité de l’homme à devenir humain et sa croyance en une imbécillité originelle.

Ceux qui ont médité de la détruire en la réprimant n’ont réussi qu’à la ranimer car elle est par excellence l’esprit de l’oppression, renaissant de ses cendres. Elle se nourrit de cadavres et il lui importe peu qu’entremêlés dans ses charniers les vivants et les morts soient indifféremment les martyrs de sa foi ou les victimes de son intolérance.

Elle a bâti son empire terrestre non sur la mort mais sur une vie mortifère. Elle a réussi à implanter comme une vérité cette aberration qui enjoint de mourir à soi-même pour vivre sa vie dans l’au-delà. Elle a fait du corps une prison où le désespoir nourrit l’espérance d’une évasion mythique et le désir d’un monde hors du monde.

Pourquoi ? Parce qu’elle est le produit d’une économie qui saccage la nature et exploite la force de vie de l’homme pour en faire une force de travail. Parce qu’elle est le produit d’un système qui réduit l’être humain à la servile dépendance d’un avoir toujours illusoire, avec la promesse de payer ce qui est arraché au présent plus tard et au centuple. Parce qu’elle console de cette malédiction qui voue l’homme au travail et l’empêche d’accomplir sa vraie destinée, qui est de se créer en recréant le monde.

Affirmer que la religion est un détournement de nos forces vitales, c’est reconnaître qu’il subsiste une vie authentique sous la gigantesque escroquerie qui l’inverse et la vide de sa substance. On en perçoit la présence chez les mystiques, dans le jaillissement du divin qui occulte et pervertit le jaillissement du vivant. Elle se manifeste dans le frémissement de la chair, chez Thérèse d’Avila, où les passions refoulées se consument à la flamme qui aurait dû en raviver l’ardeur. Qu’est-ce que la musique sacrée qui nous émerveille si ce n’est avant tout une sacrée musique ? Les mièvreries évangéliques qui lui sont imposées en guise de libretto, elle les broie, elle les balaie de sa voix profonde, issue du corps, de l’intensité des émotions quotidiennes, de la puissance des désirs terrestres.

Partout où la liberté de ne croire en rien est menacée, le rôle du mouvement laïc est de rappeler cette mise en garde : « Que catholiques, protestants, juifs, musulmans, animistes, témoins de Jéhovah, adventistes, scientologues ou moonistes s’adonnent librement à leurs croyances et à leus dévotions, mais qu’ils ne s’avisent pas de nous imposer leurs prothèses et de nous assujettir à la foi, dont ils pallient leur peu de confiance en ce potentiel de vie qu’il détiennent. »

En revanche, trop de querelles spécieuses nous détournent de la lutte radicale. On a vu un militantisme des Droits de l’homme légiférer sur le voile, symbole de servitude féminine, en revendiquant, au nom d’une laïcité qui prémunit l’Etat contre le totalitarisme des religions, tantôt sa liberté, tantôt son interdiction. Bel exemple d’une intellectualité qui s’écartèle en s’éloignant de la réalité vécue.

Car ce mode de querelles cache les problèmes authentiques sous une abstraction qui feint de les résoudre. Pourtant, le véritable combat est simple, il consiste à intervenir partout en faveur de l’émancipation de la femme, de ne pas tolérer qu’elle soit battue, cloîtrée, violée maritalement, soumise à la ségrégation, traitée en être inférieur, empêchée de mener son existence en toute liberté.

A quoi bon mettre en cause la misogynie des religions catholique, protestante, musulmane, juive si l’on se cantonne dans les recommandations éthiques et les spéculations polémiques ?

Pour saper les assises de l’aliénation, il faut partir de la base, de l’existence quotidienne, de cette volonté de bonheur individuel qui a besoin, pour se conforter, du bonheur de tous. Le seul critère, c’est le comportement humain.

N’occultons pas nos propres carences en les dénonçant chez les autres. Nous serons peu fondés à railler la claudication des croyants qui n’ont pas encore appris à marcher seuls selon leurs désirs de vie, tant que nous n’aurons pas jeté les bases d’une société où le bonheur des individus soit le ferment d’une communauté véritablement humaine. Tant que nous n’aurons pas ravivé ce désir de vivre que la religion pervertit parce qu’une économie de prédation en propage partout l’interdit. Tant que nous n’arriverons pas à mettre en place une nouvelle alliance de l’homme avec les forces vives de la nature, telle que le permettra l’autogestion des énergies renouvelables. Tant que nous n’aurons pas favorisé chez l’homme une redécouverte de sa richesse créative qui le réconcilie avec lui-même.

Raoul Vaneigem, radioradicale