Traduit par Jasna Tatar Anđelić (article original)
Gudrun Steinacker est une diplomate allemande qui a occupé de nombreux postes dans les Balkans depuis les années 1980. Elle a notamment été ambassadrice en Macédoine du Nord (2011-2014) et au Monténégro (2014-2016).
Le Monténégro et la Serbie mènent des négociations d’adhésion avec l’Union européenne. L’ouverture des négociations avec l’Albanie et la Macédoine du Nord a été convenue en mars. La Bosnie-Herzégovine a déposé sa demande d’adhésion, tandis que la Serbie bloque le moindre progrès du Kosovo. Tout ceci ne représente toutefois qu’une seule face du processus d’élargissement. Qu’en est-il, dans les faits, des valeurs prônées, de la démocratie, de l’État de droit ou du développement durable ?
Bien sûr, des « progrès » ont été faits depuis 1989, même s’ils ont été ralentis par les guerres de l’éclatement de la Yougoslavie. À l’exception du Kosovo, les six pays des Balkans jouissent d’une liberté de mouvement dont leur citoyens se servent surtout pour préparer leur émigration.
Dans les chaînes de supermarchés, majoritairement allemandes, on trouve surtout les produits d’importation et très peu de produits domestiques. L’exceptionnelle richesse naturelle de la région est menacée par des projets de construction gangrenés par la corruption, par les micro-centrales hydro-électriques, la coupe des forêts et le développement touristique incontrôlé.
“Il est temps de reconnaître que la transition néolibérale dans les Balkans a échoué.”
Le niveau d’éducation et de santé est terriblement bas, le taux de chômage énorme. De nombreuses personnes ne pourraient pas survivre sans l’aide de l’étranger ou le secours de l’économie parallèle. Il est temps de reconnaître que la transition néolibérale dans les Balkans a échoué. Le faible taux de participation aux élections en Serbie, en Croatie et en Macédoine du Nord démontre une grande perte de confiance dans la démocratie. Les manifestations à Belgrade ont gâché l’image de la « brillante » victoire électorale du parti du président Vučić.
Après une campagne électorale violente, la Macédoine du Nord est confrontée à l’impossibilité de former un gouvernement. Katica Janeva, ancienne Procureure spéciale de la République est accusée de corruption. Dans le même temps, Sasho Mijalkov, ancien chef des services secret et cousin de l’ancien Premier ministre Nikola Gruevski, richissime entrepreneur et redoutable « capo di tutti i capi », se promène librement dans les rues de Skopje. Nikola Gruevski lui-même profite de sa fortune, en exil à Budapest.
La Bosnie-Herzégovine est un pays impossible à gouverner, car tout ce qui a un peu de valeur est partagée entre les élites dirigées par des kleptocrates comme Milorad Dodik et Bakir Izetbegović. L’Albanie et le Kosovo vivent en état de crise permanent. Albin Kurti, Premier ministre légitime du Kosovo, a été destitué par une intrigue américaine, le Président du Kosovo Hashim Thaçi doit faire face à des accusations de crimes de guerre et le chef du gouvernement albanais Edi Rama l’interprète comme une attaque contre tous les Albanais. Le petit Monténégro qui organise des élections le 30 août est divisé par un conflit absurde concernant la Loi sur la liberté religieuse entre l’Église orthodoxe serbe et les cercles qui entourent le président Milo Đukanović.
Faut-il dès lors s’étonner de la disparition des milliards de l’UE, de la Banque européenne du renouveau et le développement, de la Banque mondiale, du FMI ou des autres organisations internationales ?
“Depuis 1989, ce sont des démocraties hybrides, des kleptocraties et des États mafieux qui ont vu le jour.”
Depuis 1989, ce sont des démocraties hybrides, des kleptocraties et des États mafieux qui ont vu le jour. L’économiste d’origine serbe Branko Milanović parle sur son blog de « kleptocraties pluripartites » ; dans son livre Hunger and Fury, le politologue Jasmin Mujanović évoque un « autoritarisme élastique » ; le président de Transparency international en Bosnie-Herzégovine Srđan Blagovčanin parle du « règne des cartels » dans une étude récente. Vedran Džihić, de l’Institut de politique étrangère autrichien, lui, évoque « la fausse démocratie et l’art de l’illusion » en Serbie.
Malheureusement, certains États membres de l’UE ne sont pas en meilleure situation. Ils ont simplement eu la chance d’intégrer le club au bon moment, comme la Roumanie, la Bulgarie, Malte, Chypre, la Hongrie ou la Pologne. En 2016, le sociologue hongrois Bàlint Magyar a défini son pays comme « un État post-communiste mafieux ». Ses critères conviennent parfaitement aux six pays des Balkans occidentaux. Cela ne pose pourtant pas le moindre souci aux décideurs bruxellois qui ont d’autres priorités. Cependant, cela n’a pas de sens d’appeler les Balkans au respect des « règles fondamentales des réformes » si les pays de l’UE, Allemagne comprise, ne les respectent pas dès que leurs intérêts son en jeu.
Les fédérations européennes de partis politiques, notamment le Parti populaire européen ou le Parti socialiste européen jouent un jeu dangereux de coopération avec les kleptocraties balkaniques. Cela n’a tout simplement pas de sens de définir les partis politiques des Balkans comme conservateurs, chrétiens, libéraux, social-démocrates ou socialistes et de les classer en conséquence dans les familles européennes.
Le processus de Berlin qui a commencé en 2014 avec beaucoup d’élan et des bonnes perspectives, n’a pas donné de résultats spectaculaires. Cependant, la création du Regional Youth Cooperation Office (RYCO), seul résultat concret de ce processus, ne doit pas être sous-estimée. Elle existe grâce à l’engagement des représentants de la société civile.
Les projets européen d’infrastructure sont restés sur le papier, tandis que la Chine construit les autoroutes, les réseaux ferroviaires et les ponts, parfois même avec le soutien de l’UE, tout en poussant les Etats à entrer dans le piège de l’endettement. La durée de ces projets est quelque chose d’autre, mais ils sont parfaits pour le détournement des millions.
Ni les élites balkaniques ni leurs partenaires européens ne semblent s’intéresser au développement durable adapté au changement climatique ou à la biodiversité menacée.
C’est le dernier moment pour réexaminer les bases de la politique de l’Union européenne envers les Balkans et cela ne se fera pas par la nouvelle méthodologie de l’adhésion à l’UE. Il faut s’opposer aux élites politiques et économiques. Elles doivent être renvoyées à leurs responsabilités et cela ne peut être fait qu’en coopération avec la société civile, faible, mais diversifiée et vivante.
Tant que les jeunes devront choisir entre l’adaptation au système et l’émigration, il sera impossible d’arrêter la fuite des cerveaux. Il est enfin temps d’avoir le courage à Bruxelles, Berlin ou Paris de parler ouvertement avec les élites balkaniques. Cela exige aussi de reconnaître ses propres défauts. Seul le statu quo serait fatal.